Le mercredi 19 avril 2023, madame Franck Paul fête ses 87 ans entourée de sa famille, de ses amis-es et de ses élèves au collège Canapé-Vert. Quand elle entre au royaume de l’enseignement primaire public, Martissant était un quartier verdoyant au sud de Port-au-Prince. Jamais elle ne pensait qu’une aire aussi paisible peuplée d’oiseaux et d’une riche végétation tropicale se transformerait, sept décennies plus tard, en tranchée de guerre où s’affrontent des bandits qui terrorisent la population.
L’étudiante à l’École normale des institutrices
À Quatorze ans, Marie Marthe entre à l’École normale d’institutrice qui se trouvait à Martissant. « Pour entrer dans cette école, on devait passer un examen d’État à l’école république du Venezuela située sur la place de la Cathédrale de Port-au-Prince. On était 120 candidats. On en a pris quatorze. Et comme il y avait trois redoublantes dans la première année, notre promotion comprenait dix-sept étudiantes », précise-t-elle.
Quand elle entre au royaume de l’enseignement primaire public, Martissant était un quartier verdoyant au sud de Port-au-Prince. Jamais elle ne pensait qu’une aire aussi paisible peuplée d’oiseaux et d’une riche végétation tropicale se transformerait, sept décennies plus tard, en tranchée de guerre où s’affrontent des bandits qui terrorisent la population. Jamais elle ne pensait que l’enfer s’installerait dans un si beau site quand elle remonte au temps de ses jours heureux.
Le bâtiment de l’école, sous la présidence de Paul Eugène Magloire, était au milieu d’une grande cour occupée par des potagers cultivés par les étudiantes.
« L’école, c’était un internat. On avait deux dortoirs. Il y avait le réfectoire. On était en pension. Quand il y avait vacance, on allait chez soi », se rappelle-t-elle.
À cause de son écrin de verdure et le coquet édifice, le président Paul Eugène Magloire a délogé l’établissement, l’année suivante, au profit de sa sœur, madame Erzulie Magloire Prophète qui avait une école d’art ménager. « C’était une injustice quand on sait ce que cette école représentait pour les femmes d’Haïti. Elle a formé Marie Thérèse Colimon, les sœurs Sylvain, madame Odette Roy Fombrun. On nous a envoyées au pied du Fort Mercredi, à Bolosse, dans un gingerbread délabré pour continuer notre deuxième année. On avait fait quelques douches sur la cour. On s’est accommodée. Mais on était si mal logée, que, la troisième année, on nous a placées à Turgeau au bas de l’avenue Charles Sumner dans un autre gingerbread qui n’existe plus et dont la cour loge aujourd’hui un garage en plein air. »
Du haut de ses quatre vingt-six ans, madame Franck Paul n’est pas prête à oublier cette injustice comme elle n’oublie pas ce préau où la directrice de l’école de Martissant, madame Brinvilia Augustin Guéri, les rassemblait pour annoncer un événement. Ainsi, les noms des dix-sept étudiantes, qui feront route avec elle dans la carrière de l’enseignement, sont cristallisés dans ses souvenirs. Elle cite leur nom par ordre alphabétique avec un large sourire : « Balain, Beauchan, Blaise, Bouran, Delince, Devieux, Edmond, Férot, Florent, Jean-Baptiste, Laguerre, Lallemand, Lamour, Lorvil, Sampeur, Sorel et Théus. » L’une d’entre elles, Denise Jean-Baptiste, qui a fêté ses 91 ans en 2022, deviendra la marraine de son fils aîné Francky. Anne-Marie Bourran, qui vit encore, a écrit deux livres sur l’école normale.
Tout en parlant, les souvenirs remontent : « Je me rappelle qu’il y avait une fille d’Anse-à-Pitre tout près de la frontière haïtiano-dominicaine qui n’avait pas réussi. C’était une fille malade à qui les médecins avaient accordée une année de repos, elle est revenue à l’école. Donc, nous sommes restés dix-sept jusqu’à la fin. »
Dans ce climat studieux des belles années où Port-au-Prince est une fête, apprendre une profession est un plaisir. Pour parodier le sage chinois Confucius, la jeune Balin aurait pu se dire : « Je choisis un travail que j’aime, et je n’aurai pas à travailler un seul jour de ma vie ». Cette relation saine avec le travail sera une constante dans sa vie.
À observer pendant des années cette femme à qui la Digicel avait octroyé, en 2020, le Prix entrepreneur de l’année, je réalise que le travail est le moteur de son bonheur. Le temps a passé.
Elle entretient dans un coin de sa tête, les professeurs qui ont participé concrètement à sa formation professionnelle.
« Les professeurs qui m’ont marqué le plus, d’abord, c’était madame Circé Douyon. Elle était comme une étudiante parmi nous. Elle était professeur de littérature. Et il y a des moments qu’on n’oublie pas. Il y avait aussi Lucienne Rameau Leroy qui était professeur émérite. On avait connu Théodore qui était notre professeur de sciences ; Olga Sanson, professeur de mathématique. Louis Klébert Cantave, un agronome. Jeanne Guerrier, une ancienne religieuse qui faisait la couture, Jacqueline Coicou était notre professeur d’art ménager. Toujours sur ses talents aiguilles et des coiffures extraordinaires »
Après l’école normale couronnée de succès, elle entre, à dix-sept ans, dans l’enseignement, comme on entre en religion, et ce sera un vrai sacerdoce.
« À dix-sept ans, j’étais déjà une institutrice diplômée et j’ai commencé à travailler dans les salles de classe. À la fin de l’année scolaire 1953, dès le mois de novembre on était toutes nommées. Et une institutrice sortant à cette époque-là était une vraie employée de l’État. Bien vu. »
« Quand j’ai été passé l’examen final de l’École normale, on devait prendre un examen d’État, écrire une dissertation pédagogique, passer l’examen oral; ensuite l’examen pratique. Faire des cours devant un jury.»
Baptême de feu à l’école nationale de Cité Magloire
Avant de se voir confier une place dans les écoles nationales, on devait passer par les épreuves des examens d’État articulés autour d’une dissertation pédagogique, un grand oral consistant à exposer des cours devant un jury.
« Pour les examens finaux, on tirait au sort. Moi, j’avais pris un cours en deuxième année sur le cacique Henri. Je m’en souviens très bien », dit-elle.
Pour avoir passé les épreuves avec une aisance soutenue par un riche champ lexical, l’un des membres du jury, madame Antoine Bois, lui a fait les recommandations suivantes : « Mademoiselle, faites-vous nommer au cour supérieur, vous n’avez pas un langage pour les enfants. »
Dès le mois de novembre 1953, mademoiselle Balin dirigeait une classe dans une école nationale nouvellement créée de la Cité Magloire à Delmas. Cette cité, elle aussi, venait de sortir de terre avec ses maisons pour ouvriers et ses rues tracées dans une verte et riante nature. Delmas était très boisé ; peu de familles habitaient cet espace en périphérie de la zone métropolitaine de Port-au-Prince.
Elle se souvient : « J’ai eu mon baptême de feu dans une classe de première année un peu spéciale où Il y avait des enfants de six ans et même de douze ans. Ils venaient de couche populaire. On était obligé de diviser cette classe d’une quarantaine d’élèves d’après les groupes d’âge pour bien travailler. La directrice de l’école, madame Junie Anglade Henriquez, la sœur de Roger Anglade, nous avait bien encadré. »
L’école était loin de chez elle. Le trajet journalier du Bas-peu-de-Chose à la Cité Magloire était trop fatigant pour une maniaque de la ponctualité. « Je n’aime pas être en retard. Cela m’obligeait à faire un voyage très loin et à me réveiller très tôt. J’habitais au Bas-peu-de chose, à la rue Lota Jérémie. »
Imaginer la frêle jeune fille soucieuse d’être à l’heure. Attendre l’autobus au coin de la rue Capois, près de la place Jérémie. Prendre place dans l’habitacle du véhicule d’Anouald aussitôt stationné. Longer toute l’avenue Fouchard en terre battue jusqu’au réservoir de la première avenue de Bolosse asphaltée, descendre la grande pente de la première avenue, passer par le Portail Léogâne, filer sur la Grand-rue jusqu’au Portail St-Joseph. Et là, près de l’aviation Bonefil, tourner pour continuer le périple sur la route de Delmas nouvellement construite. Avec ce trajet journalier, elle a fini par connaître chaque magasin de la Grand-Rue.
Pour une adolescente qui venait de commencer, c’était un vrai baptême de feu. Au bout de la première année, elle est allée au bureau de l’enseignement primaire du ministère de l’Éducation nationale qui se trouvait à la rue Bonne Foi. Elle a demandé son transfert. Accordé. On l’a envoyé à l’École république du Chili, au Champ de Mars, là où se trouve actuellement le musée d’art haïtien du collège St-Pierre.
À l’École nationale République du Chili
Une année plus tard, qui, la directrice de l’école nationale république du Chili madame Antoine Bois, voit-elle arriver à son bureau un beau matin d’octobre pour remplacer une institutrice en première année ? Mademoiselle Marie-Marthe. Elle était visiblement contrariée. « J’ai demandé une maitresse pour la première année. Je lui ai répondu : donnez-moi vos directives. »
Sous l’administration de madame Bois, mademoiselle Marie-Marthe assure ses cours dans une classe comportant un effectif de quarante quatre enfants de six ans.
« Cette nouvelle école dirigée par madame Bois n’était pas du tout comparable à celle de la cité Magloire. C’était une école nationale d’un autre niveau avec des enfants qui avaient tous le même âge. »
La directrice était bienveillante avec les enseignantes qui venaient de commencer. Elle les encadrait. Celles-ci travaillaient bien dans une bonne atmosphère.
Marie Marthe restera deux ans en première année. Madame Antoine Bois gardait jalousement cette institutrice de qualité. Pour rien au monde elle n’allait pas la référer à un autre établissement scolaire pour enseigner en classe supérieure.
La directrice était très satisfaite. Au bout de sa deuxième année, la place d’Anne-Marie Pierre, une institutrice, est vacante. Aussitôt la direction la transfère au cours moyen. Les vœux de madame Bois se réalise.
Marie-Marthe est restée à l’École nationale république du Chili de 1954 à 1961. Elle a aussi enseigné les mathématiques au niveau des cours supérieurs, autrement dit après le certificat d’études.
Et c’est ainsi que la fille du juge Balin a commencé à enseigner l’arithmétique et aussi les fables de la Fontaine en cours moyen où elle aura comme élève, dans sa classe, Ertha Pascale.
Soulignons au passage qu’Ertha Pascale Trouillot, la première femme avocate de la république, juge de la Cour de Cassation, allait devenir la première femme présidente provisoire du pays en mars 1990. C’est elle qui allait organiser, en décembre de la même année, les premières élections démocratiques en Haïti qui allaient porter au pouvoir le candidat du Front National pour le Changement et la Démocratie, Jean Bertrand Aristide (16 décembre 1990).
Marie Marthe enseignante à l’École normale des institutrices
Pour procéder à la pratique, l’École normale d’institutrices, qui s’était promenée de son local confortable de Martissant, à travers des gingerbreads délabrés de la capitale ( Fort Mercredi, bas de l’Avenue Charles Sumner), emmenait les étudiantes dans plusieurs écoles nationales de la capitale. Ces activités, assurées aussi par d’autres formateurs, mettaient les futurs agents de transmission de savoir dans une situation pédagogique qui permettaient à ces dernières de déceler des valeurs sûres.
Lorsque Marie-Marthe, sept années plus tard, assura des cours à l’école république du Chili, sa classe sera choisie pour être un champ d’application de ce savoir pédagogique en action.
Durant ces activités concrètes, madame Simone Germain alors directrice de l’École normale d’institutrices, se rend compte que Marie Marthe a les qualités requises pour enseigner à un niveau supérieur au même titre qu’elle.
Quelques semaines à la fin de la session, madame Germain la réclame au ministère de l’Éducation nationale. Et comme la loi n’autorisait pas à un employé de l’État de cumuler deux postes dans l’enseignement, à la fin de l’année, elle choisit l’École normale d’institutrices.
Enseigner à ce niveau ouvrait l’appétit du savoir et de gagner de l’argent aussi. Elle suit des cours par correspondance en France et passe son baccalauréat à la Guadeloupe, elle apprend l’anglais à l’Institut haïtiano américain. Elle profite du temps qu’elle dispose pour étudier la comptabilité, elle suivra en même temps tout un cursus de mathématique avec Michel Gilbert, un brillant professeur.
« J’ai travaillé avec le professeur Michel Gilbert pendant deux ans. A ce moment j’attendais Jean Hervé. Je pensais que mon garçon allait devenir mathématicien. Trois fois par semaine, Melle Sampeur et moi, on se rendait chez lui non loin de la Cathédrale de Port-au-Prince », dit-elle. En posant son regard sur cette période, une ombre passe sur son visage. Elle se rappelle que François Duvalier avait beaucoup persécuté ce professeur de math. Il a dû s’exiler en Algérie. Ce n’est qu’à la chute de Jean-Claude Duvalier qu’il est revenu au pays.
Ces connaissances abstraites, ces raisonnements logiques, elle les appliquera, bien des années, à travers les nombres, les formes, les structures, dans ses ouvrages de mathématique qui mettent en relief le milieu de vie de l’écolier haïtien.
Le temps est une denrée rare. Marie-Marthe en a beaucoup profité durant sa jeunesse. Elle l’a consommé dans des activités structurantes qui lui ont permis de se réaliser.
Quand elle essaie de mesurer les moments écoulés entre les évènements qui l’ont marqué, elle avoue qu’elle a vécu.
Elle a enseigné au collège Cats Pressoir, un établissement de référence à Port-au-Prince. C’est la femme d’Ernst Vaval qui travaillait, elle aussi, à l’école nationale de République du Chili qui l’avait vivement sollicité. À cette époque-là, elle portait un bébé.
Dans cette structure où elle enseignera les maths et l’anglais, elle bénéficiera d’un encadrement favorable à l’épanouissement intellectuel. Elle rencontrera dans ce cadre tout un vivier d’intellectuels qui marquera l’histoire du pays. Roger Gaillard, Victor Benoit, Dieudonné Fardin, Me Joseph Nérette, ancien juge de la Cour de Cassation devenu comme son élève, Ertha Pascal Trouillot, président de la République à titre provisoire (1991 à 1992).
Claude Bernard Sérant
(Extrait de Madame Franck Paul, une enseignante exceptionnelle, deuxième partie de Claude Bernard Sérant).
Source : www.lenouvelliste.com
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