Par Marnatha I. TERNIER

Où est Dieu dans les souffrances actuelles d’Haïti et du monde ? Cette question, lancinante, résonne dans chaque cœur confronté à l’injustice, à la misère et à l’absurde. Dieu est-il mort ? Serait-il absent ? Est-il devenu sourd à nos voix ? Serions-nous enfin devenus aveugles à sa lumière ?
Jésus, fils unique de Dieu, envoyé sur terre, est condamné à mort sous l’autorité de Ponce Pilate, le gouverneur romain de la Judée, un simple homme, un humain.
Accusé de blasphème par les autorités religieuses juives et de subversion par les Romains, le fils de Marie représentait alors une menace pour l’ordre établi. Sa crucifixion sur le Mont Golgotha, entre deux larrons, l’un à gauche, l’autre à droite, évoque bien cette lutte permanente et acharnée entre le bien et le mal.
L’irruption du sacré dans notre existence
Jésus, esprit fait chair, naît de l’eau (d’un sperme) et est retourné à l’eau. La Bible raconte ainsi que d’autres textes sacrés l’attestent : la venue d’un messie et son départ étaient inscrits dans un contrat existentiel.
Depuis cette irruption du sacré dans le temps et l’espace des pratiques et traditions qui fondent et justifient nos activités et comportements, nous portons symboliquement le Christ en nous. En tant qu’humain, Jésus a connu le bonheur, le malheur, la trahison, la douleur, l’angoisse, la peur et même le doute. Souvenons-nous de son cri de détresse sur la croix, au point culminant du supplice : «Eloï, Eloï, lamma sabactani?», ce qui veut dire: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?»

La fête des Rameaux, qui précède sa Passion, rappelle l’entrée triomphale du Fils de l’Homme à Jérusalem. Acclamé par la foule, des voix le portent aux nues. À trente-trois ans accomplis, l’enfant de Marie et de Joseph sera abandonné par cette même multitude rassemblée en un lieu pour réclamer sa mort, quelques jours plus tard. Ainsi commence la Semaine sainte.
Pour les chrétiens, cette mort n’est pas une fin en soi, mais plutôt un passage : le sacrifice ultime pour le pardon de nos péchés.
La Semaine sainte, et plus particulièrement le Vendredi saint, commémore ce moment de deuil et de méditation. Les traditions religieuses, qu’elles soient protestantes ou catholiques, rendent hommage à l’humilité du Christ à travers le lavement des pieds, la Passion du Seigneur, et l’abstinence des messes.
Dialogues enrichis de traditions contrastées
En Haïti, cette spiritualité prend des formes multiples. Le vodou, loin d’être en contradiction avec la foi chrétienne, s’y superpose et dialogue avec elle. Il accorde une place particulière à cette période. Le Vendredi saint est l’occasion de bains de purification à base de plantes amères, pour éloigner les énergies négatives. Les bandes à pied s’adonnent rituellement à la recherche de feuilles dans les cimetières (kase fèy).

Des offrandes (rhum, café, fleurs, bougies) sont déposées aux carrefours, aux pieds d’arbres sacrés ou sur les autels. Ainsi les ancêtres ont prescrit ce rituel, ainsi nous célébrons ces modèles exemplaires aujourd’hui encore. Les lwa Petro, plus intenses, sont parfois appelés ce jour-là, notamment Baron Samedi, Èzili Dantò ou Gran Bwa, esprits liés à la douleur, à la justice ou à la mort.
Dans nos foyers, ce jour-là est dédié à la cuisine traditionnelle. En reprenant les mêmes gestes, les pratiques héritées sont rendues vivantes pour symboliser et actualiser le retour de Jésus sous les eaux. Le poisson et toute une variété de fruits de mer sont mis à l’honneur. Des mets relevés de saveurs, notamment des sauces, sont préparés sous diverses formes : gros sel, frits, boucanés, croquettes de morue ou chiquetaille de hareng saur, lambi au beurre d’ail, accompagnés de riz blanc, d’igname blanc, de salade russe à base de betterave. Rouge comme le sang du Christ, cette dernière porte une charge symbolique aussi discrète que profonde. Les haricots noirs (pwa nwa) du quotidien sont remplacés par les haricots blancs des jours saints.
En ce jour de commémoration et de méditation sur la signification de la mort du Fils de l’Homme, la cuisine opère un enchantement, encense nos sens comme une effluve d’arômes pour devenir une prière muette, un rituel de résistance et de mémoire. Elle incarne la persistance du sacré dans la vie ordinaire. Résolument, ces plats sont fondamentaux dans notre assise culturelle : ils célèbrent la mémoire. Ils mettent nos corps en accord avec la tradition. Ils sont un creuset où s’exprime la culture.
Dans le même calendrier qui honore le Christ, les lwa sont aussi présents à travers le rara, ce cri populaire, ce chant de résistance qui transforme la mort en danse et la douleur en fête. Le rara fait descendre la foi dans les rues. La pratique rituelle de cette grande fête dans plusieurs communes du pays, notamment à Léogâne, participe d’une nécessité et d’une manière de vivre qui a un impact sur la vie du vodouisant et même sur le catholique et vodouisant à la fois. Question de syncrétisme religieux dans la vie de nos collectivités. Quelle coïncidence dans le registre des fêtes qui brassent les cultures sociale et religieuse de notre société ! Le rara se veut à la fois politique et spirituel ; sacré et profane. Du plus haut des cieux au plus profond de la terre, la magie s’opère dans la Beauté du monde.

Tandis que le peuple chante la Passion aux sons des instruments traditionnels : tambour, vaksin, kone, sifflet, la gente politique, elle, confine le divin dans un instrument financier : « lajan pwason ». Ainsi, la valeur d’échange dans certains milieux de la république est supérieure à la foi.
Au Parlement, dans les ministères, aux coins de nos rues, la même chanson lancinante : « Ban m lajan pwason an ». Le militant politique a du flair, lui aussi, il renifle l’argent du poisson. Ça pollue l’environnement, ce poison devenu viral.
Pour l’argent du poisson, que de politiques ont profité de la fête de Pâques pour extorquer le Trésor public.
Le grand retour aux questions essentielles
Ainsi, notre Dieu est désormais vendu à la criée publique pour un plat de lentilles. Crucifié quasiment pour rien …
Et c’est ici que la question devient brûlante : si Dieu est mort, comme l’affirme Nietzsche dans Le Gai Savoir, alors qui portera le flambeau ? Qui sera la voix du Juste, la main tendue, le porteur de lumière ? Qui …?
Nietzsche écrit par la voix du fou : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué… »
Nietzsche n’annonce pas seulement la disparition d’un Dieu spirituel ou religieux, il annonce globalement la fin des valeurs absolues. Il annonce purement et simplement l’effondrement des repères. Dès lors, c’est à l’homme, artistes, prophètes, poètes, philosophes, de recréer du sens, de bâtir de nouveaux soleils. Sartre, à sa suite, affirme dans L’existentialisme est un humanisme : « Si Dieu n’existe pas, nous sommes seuls responsables de notre destinée ». En ce sens, l’essence humaine n’est pas donnée, elle se crée à travers nos choix, nos actes, notre engagement.
Engagement ? un bien grand mot par les temps qui courent lorsqu’il ne prend pas son sens dans l’action. Qui respectera une promesse s’il ne s’y sent pas lié ? qui peut atteindre ses objectifs s’il ne donne pas de sa personne.
Comme dans les temps anciens et aujourd’hui, le chrétien est un imitateur du Christ. Engagé dans une passion sincère, il cultive la droiture et l’intégrité dans sa vie tout en continuant à prêcher l’avènement du royaume de Dieu.
Chez Frankétienne, Dieu est souvent silencieux, absent, impuissant. Dans son Ultravocal ou alors, dans Mûr à crever, toujours chez Frankétienne, l’homme crie pour exister, il hurle pour survivre, il crée pour ne pas sombrer. Avec lui, la parole devient acte de résistance.
Dans la Bible, la figure de Jésus apparaît comme l’incarnation du Bien. Selon le dogme au centre de la christologie, le Verbe divin, revêtu d’une nature humaine, se fait l’égal des hommes tout en conservant sa nature divine pour accomplir le salut de l’humanité. Dans un tel contexte ayant rapport à un personnage historique, les écrits rapporte des scènes où il fait face au Mal sous toutes ses formes : trahison, injustice, violence, peur. Son procès et sa mort illustrent un triomphe temporaire du mal, mais la résurrection devient une réponse éclatante : l’amour triomphe de la haine. La lumière transperce les ténèbres. Par la résurrection du Christ, la vie triomphe de la mort.
Aujourd’hui, dans un monde saturé de mensonges, de corruption et de ténèbres, la question demeure : Qui incarne encore la mort et la résurrection ? Qui sera la voix du Juste, le porteur de lumière ?
L’écrivain Albert Camus, face à l’absurde, nous invite à vivre perpétuellement en révolte, en conscience, à créer du sens malgré l’absence de sens ultime.

Dans ce monde qui nous angoisse, la religion accorde une réponse construite sur la foi comme ferme assurance aux grandes questions existentielles : Pourquoi sommes-nous sur terre ? Quel est le but de la vie ? Existe-t-il une vie après la mort ? Est-on libre ? Dire que la vie n’a pas de sens n’est-ce pas une autre manière de quêter le sens de ce grand mystère ?
Dans une Haïti où les gens marchent avec leur cercueil sous le bras, l’absurde nous saisit à la gorge. Notre horizon est sans au-delà. Quelle est la portée du lendemain quand nos heures sont comptées ? Nous avons conscience que la vie dans nos villes est fragile aux allumettes. Tout prend feu et progresse autant que nos territoires perdus. En suivant la logique sartrienne, si nous sommes condamnés à être libre, quel doit être la raison profonde de notre liberté ?
Dans La Transe des Masques, j’ai bel et bien tenté de répondre à ce silence de Dieu à travers un des plus grands commandements divins : « Aime ton prochain comme toi-même. »
Si Dieu ne revient pas sous sa forme ancienne, peut-être renaîtra-t-il dans nos gestes, nos luttes, nos solidarités. Peut-être que sa résurrection s’opère chaque fois qu’un humain choisit l’amour plutôt que la haine, la création plutôt que le néant.
Définitivement, l’Amour est la loi fondamentale de l’univers.
Dieu est mort, dit-on.
Alors que Dieu semble s’être tu…
Ô affreux silence…
Mais ce silence nous appelle.
Il ne nous laisse pas orphelins.
Il nous confie une tâche.
Marnatha I. TERNIER
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