L’enfer du regard ou le masque de l’authenticité perdue

« L’enfer, c’est les autres. » Cette métaphore mythique de Jean-Paul Sartre est tirée de «Huis Clos», une pièce de théâtre retentissante de ce philosophe de l’existentialisme. Une telle production intellectuelle offre à l’auteure de «La Trans des Masques», Marnatha I. Ternier, l’occasion d’articuler une réflexion sur l’identité et la liberté face au regard d’autrui.

L’image du masque emblématique de la couverture du livre de Marnatha I. Ternier

Par Marnatha I. Ternier

« L’enfer, c’est les autres. » Cette métaphore mythique de Jean-Paul Sartre a dépassé le cadre philosophique pour s’enrichir dans le langage courant. Extraite de Huis Clos (1944), une pièce de théâtre retentissante du philosophe de l’existentialisme, transcende la banalité apparente de nos interactions pour dévoiler une vérité dérangeante : le regard d’autrui façonne carrément notre liberté intérieure et peut conditionner tout notre rapport à nous-mêmes.

« L’enfer, c’est les autres » est une pièce, à première vue, empreinte de pessimisme. Elle suggère que les relations humaines sont une source inévitable de souffrances. Aussi implique-t-elle une réflexion dense sur l’identité et la liberté face au regard d’autrui.

Loin de condamner les relations humaines, Sartre explore les tensions entre ce que nous montrons (la persona), ce que nous cachons (l’ombre) et ce que nous aspirons à devenir (le soi).  Ainsi, du philosophe antique à l’écrivain contemporain, et à travers l’analyse des bouleversements politiques actuels dans le monde, le masque demeure une métaphore puissante de notre lutte intérieure.  Les masques et les mécanismes d’enfermement psychologique ont toujours hanté la réflexion humaine, révélant ainsi une problématique universelle et intemporelle.

La persona à travers les âges

Le masque est une métaphore universelle qui traverse les époques, les cultures et les générations, symbolisant le besoin d’adaptation face aux attentes sociales. Cette idée explorée par Platon dans L’Allégorie de la Caverne illustre l’illusion des perceptions et l’emprisonnement intellectuel.

Des masques emblématiques

Plus près de nous, en Haïti, Frankétienne, ce génie créateur, cet artiste exceptionnellement doué, s’est engagé dans la même exploration menée par le philosophe grec.

Dans «Dezafi», un roman monumental de la littérature créole, Frankétienne décrit une société asservie par un système oppressant. Dans la spirale de son écriture métaphorique, l’auteur nous entraîne dans un univers oppressif représentant l’enfermement psychologique à travers l’image des zombies.

Les zombies, en tant que revenants, sont victimes de sortilèges vaudous.  L’esprit envoûté, la force irrésistible, maléfique brise la personne.  « Le Moi ne sera plus maître dans sa propre maison », pour parodier Sigmund Freud. Dans Huis Clos, une pièce symbolique de l’existentialisme, Jean-Paul Sartre approfondit ce thème en montrant comment le regard des autres devient une prison intérieure, empêchant toute liberté authentique.

Déjà, dans mon roman « La Transe des Masques » (paru aux Éditions C 3, en 2024), contrairement à Jean Paul Sartre que je n’avais pas encore tout à fait approfondi dans mes recherches, je proposais alors une vision un peu plus libératrice. Pour moi, les masques sociaux, loin d’être de simples prisons peuvent devenir aussi et surtout des outils de libération dans la mesure où l’individu prend conscience de leur existence. Le masque devient alibi, prétexte, voire un moyen d’atteindre une véritable authenticité intérieure. La métaphore de cet objet dans notre culture renvoie à la transformation de notre aspect naturel. En ce sens, cette opération par laquelle on se transforme ne saurait être un enfermement sans issue, où le regard des autres condamne à l’aliénation et empêche toute liberté intérieure.

Ainsi, du philosophe antique à l’écrivain contemporain, et à travers l’analyse des bouleversements politiques actuels dans le monde, le masque demeure une métaphore puissante de notre lutte intérieure, oscillant entre adaptation sociale et quête de liberté personnelle.

L’illusion du masque social

Pour Sartre, l’homme est libre par ses actes, mais cette liberté se heurte sans cesse à l’évaluation d’autrui. Pour se conformer aux attentes sociales, chacun porte une persona, un masque façonné par les normes et les rôles que la société nous impose.

Observation avec attention et en secret

Dans Huis Clos, trois (3) personnages sont enfermés dans une pièce, un enfer sans flammes, où la torture est absolument psychologique. Chacun devient à la fois victime et bourreau, enfermé tour à tour dans le regard intrusif de l’autre.

Leur véritable identité ne s’efface que derrière des rôles imposés.

Si l’on prend Estelle Rigault par exemple, elle incarne tout à fait la superficialité du masque social : femme mondaine raffinée. On retrouve Estelle cachée sans cesse derrière une façade de perfection et cherchant désespérément l’approbation des autres tout en refusant d’affronter ses fautes passées. Toutefois, au-delà de ce masque social visible, se cache une dimension plus profonde : l’ombre.

L’Ombre : ce que l’on refuse d’être

Au-delà du masque visible, se cache l’ombre : cette partie refoulée de notre être où résident nos peurs, nos désirs et nos frustrations profondes. Ignorer cette ombre, c’est risquer de projeter ses propres failles sur autrui, exacerbant ainsi les tensions sociales.

« Tu n’es rien d’autre que ta vie », dit Inès Serrano.

Cette réplique révèle le rôle d’Inès Serrano, lucide et impitoyable. Elle devient le miroir des vérités refoulées des autres.

Ancienne employée des postes, manipulatrice assumée, elle incarne l’ombre de chacun, dévoilant sans concession ce que les autres préfèrent ignorer. Elle force ses compagnons à affronter leurs contradictions les plus profondes. Mais cette confrontation brutale avec l’ombre n’a de sens que si elle mène à une quête plus intime : celle de l’authenticité.

La quête du Soi authentique

Pour Sartre, la véritable liberté se trouve dans l’acceptation de toutes les facettes de notre être. Il s’agit d’un équilibre délicat entre notre désir d’être reconnu et la nécessité de rester fidèle à soi-même.

« Je suis ce que je veux être. Je suis ce que j’ai décidé d’être », soutient Joseph Garcin.

Ancien journaliste rongé par le doute, le personnage de Garcin tente désespérément de se convaincre de son propre courage. Il incarne le conflit entre la persona (l’image du héros qu’il veut projeter) et son ombre (la peur d’être vu comme un lâche). Ce combat intérieur illustre parfaitement la difficulté d’atteindre un soi authentique.

Une résonance contemporaine : les masques numériques

Cette lutte, qui semblait déjà insoluble dans l’univers clos de Sartre, prend une nouvelle dimension à l’ère des réseaux sociaux, Dans ce monde 2.0 le regard d’autrui atteint son paroxysme. Chaque publication devient un acte de mise en scène. Un masque numérique soigneusement façonné pour récolter des likes et des commentaires. Ce théâtre numérique (entre guillemets) exacerbe la fracture entre le soi authentique et la persona projetée. Monnaie courante de notre quotidien, ces mouvements et jeu des acteurs s’accompagnent, à bien observer, de toute une dramaturgie qui contribue à éloigner toujours plus l’individu de son essence véritable.

Se libérer du regard d’autrui

« L’enfer, c’est les autres » n’est pas une condamnation des relations humaines, mais plutôt un appel à la conscience de l’influence du regard extérieur sur notre identité. Se libérer de ce fardeau ne signifie pas rejeter autrui, mais trouver un équilibre entre affirmation personnelle et reconnaissance sociale.

Aussi est-il essentiel de rappeler que Huis Clos est une pièce existentialiste en un (1) seul et unique acte, où trois (3)  personnages: Garcin, Estelle et Inès peuvent être interprétés comme des représentations de la persona, de l’ombre et du soi.

Se libérer d’autrui, c’est briser les chaînes de notre mental

Dans cet enfer clos, l’absence d’échappatoire physique et psychologique sert de dispositif dramatique pour explorer la damnation intérieure, la dépendance au regard d’autrui et l’impossibilité de l’authenticité.

À la lumière de ces réflexions, il apparaît que l’œuvre de Sartre, bien qu’ancrée dans son époque, continue d’alimenter un débat toujours d’actualité.   Finalement, peut-on jamais se libérer totalement du regard des autres, ou faut-il simplement apprendre à vivre avec, sans se perdre … ?

Définitivement, soutenir le regard des autres, s’échapper de la toxicité de ce regard confère l’expression d’une conscience, d’un esprit, d’une volonté qui voudrait nous figer dans une image. Soutenir l’expression du miroir de ces yeux-là demande de la force intérieure pour s’épanouir dans le sens que nous donnons nous-mêmes à notre vie.

Marnatha I. Ternier

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