La ministre de la Culture et de la Communication du Gouvernement Jeunesse d’Haïti, Wooselande Isnardin, livre ses réflexions sur les crises séculaires qui déchirent les fils et les filles d’Haïti. C’est de manière originale que la ministre interpelle chacun de nous. Vingt quatre heures avant le 1er janvier 2025 qui ramène à la proclamation de l’Indépendance d’Haïti, elle a adressé une lettre à l’Empereur Jean Jacques Dessalines. 221 ans plus tard que devient l’héritage de nos ancêtres ?
C’est avec un cœur lourd et une douleur lancinante que je vous écris. Malgré la hauteur du désespoir à l’échelle de mon esprit, malgré le mauvais sang qui cavale dans mes artères et ankylose ces mains qui pianotent sur le clavier de mon ordinateur, j’aimerais tirer du fin fond de moi des mots pour vous dire ce qui me pèse sur le cœur.
Votre Majesté, notre Haïti souffre. L’espoir que vous avez forgé par le sabre et dans le sang, s’évanouit sous la résultante des abominations de nos élites.
Aujourd’hui, votre peuple est devenu l’ombre de lui-même. Nous, héritiers de la révolution haïtienne de 1804, l’une des plus grandes révolutions de l’histoire de l’humanité ; nous, héritiers d’une révolution à la fois anticolonialiste, antiségrégationniste et antiesclavagiste ; nous héritiers d’une révolution unique au monde, que sommes-nous devenus ? Qu’est-ce qui nous arrive ?
Au moment où je vous écris ces mots, nous sommes enchaînés par nos propres frères. N’est-ce pas eux les gardiens de cet héritage ? Je sais que là où vous êtes, vous vous dites : mes frères de sang devraient contribuer à la cohésion de nos institutions ; ils devraient faire tout en leur pouvoir pour imposer et faire respecter les règles que notre pays s’est doté pour faire prévaloir l’intérêt général et le bonheur de la nation.
Où est l’esprit de Vertières ? où sont ces meneurs d’hommes et de femmes qui jetaient dans les rues une marée noire de manifestants qui criaient nos revendications dans les rues ? où sont ces compétences qui parlaient avec une voix experte sur nos problèmes et qui parvenaient à nous convaincre avec des paroles qui promettaient des lendemains qui chantent ? où sont ces vendeurs de rêves qui nous fixaient des objectifs à l’horizon ? où sont ces objectifs qui ont broyés nos vies dans le sang ?
Sa majesté l’Empereur, les valeurs que vous avez prônées sont bafouées. La révolution haïtienne a perdu son sens et son essence. Votre vision d’une Haïti libre et prospère, socle du mouvement qui nous a libérés du joug de l’esclavage, est désormais devenue la chaîne qui nous lie mentalement et physiquement à la misère.
Les ambitions démesurées, l’égoïsme et les intérêts personnels de nos décideurs ont écrasé les valeurs charriées par l’épopée de 1804. Aux Gonaïves, à cette date précise, vous avez proclamé la liberté, l’indépendance. Un projet prometteur. Un grand projet qui garantissait la dignité au peuple haïtien. Mais ce projet est souillé, maculé par des apatrides. Nous sommes enchaînés dans une prison invisible, construite par les mêmes mains qui avaient juré de défendre l’honneur de notre nation. 221 ans après, Haïti est devenue une terre dévastée par la violence et la corruption. Une terre où la misère, la promiscuité, le désespoir devient le lot quotidien de la population. C’est malheureusement cette situation lugubre que chaque haïtien est en train de confronter.
Papa Dessalines, là où vous avez semé la liberté, les gangs règnent aujourd’hui en maîtres. La terre que vous avez conquise pour nous s’émiette. Jour après jour, mois après mois, année après année, des parcelles de la terre d’Haïti se transforment en territoires perdus. Des innocents sont massacrés, des enfants kidnappés, des femmes violées, des corps mutilés et des vies brisées. Les rues, autrefois vibrantes d’espoir et de liberté, sont aujourd’hui les témoins silencieux de la terreur. Le sang de votre peuple continue de couler. Regardez ces pluies de balles qui font tomber des vies et les emportent au cimetière comme des fleuves dans la mer.
Pourquoi nos frères s’entretuent-ils ?
Ils allument les braises de l’enfer dans ce paradis tropical. Ils annoncent leur royaume sanglant dans la mise en œuvre de ce que leur pouvoir est capable de produire : la violence, la destruction, la mort. Ils se grisent du pouvoir et de l’argent. Quelle illusion ! Pouvoir, argent ! jouissance ! sentiment de jouir d’un pouvoir sans limite !
Père fondateur, nous, jeunes, nous souffrons de voir tant d’obstacles dressés sur nos chemins. Comment pouvons-nous réussir et prospérer dans une République de barricades, de barrières ? Nous sommes perdus dans ce chaos.
Nos rêves s’étiolent, se dessèchent et meurent. Sans repère, on se perd.
Regardez nos jeunes. Vers qui peuvent-ils se tourner lorsque ce sont les antivaleurs qui occupent leur quotidien aux quatre coins du pays ? Certains se jettent corps et âme dans la spirale de la violence ; d’autres taraudés par la lassitude, le dégoût, l’amertume, sombrent sur les cimes du désespoir. L’éducation, ce socle de votre révolution, est devenue un luxe inaccessible. Espérer devient un mirage. Ou tout simplement illusoire. Il n’y a plus de fête Makaya en Haïti. On ne célèbre non plus la fête de l’indépendance. Nous avons perdu notre direction, et nous sommes devenus des naufragés sur cette terre que vous avez arrachée aux puissances esclavagistes.
Et que dire de nos dirigeants ? Ceux-là même qui devraient porter votre héritage sont devenus des marchands d’illusions. Ils se battent pour le pouvoir, mais pas pour le peuple. Ils échangent votre idéal contre des promesses vides et des intérêts étrangers. Ils ont vendu l’âme d’Haïti à ceux-là même que vous avez défiés, et ont trahi votre sacrifice, votre sang versé au Pont-Rouge.
Dessalines, aviez-vous imaginé que nous en viendrions à oublier votre rêve ? Nous avons hélas trahi votre vision, celle de nous libérer de la servitude. Nous avons laissé les chaînes de la corruption et de la division se refermer sur nous. Et aujourd’hui, nous en payons le prix.
Père fondateur, votre œuvre est aujourd’hui en ruines. Le peuple, fatigué, a besoin de votre lumière. Comment raviver la flamme de Vertières ? Comment sortir de ce cycle de haine, de violence et d’égoïsme qui nous enferme dans l’obscurité ? Nous sommes au bord du précipice. Si vous veillez encore sur nous, montrez-nous le chemin. Donnez-nous la force de nous relever, une fois encore, comme vous l’avez fait.
Car, malgré tout, quelque part dans les ruines de notre misère, l’esprit de votre révolution brûle encore. Fragile, mais vivant. Et tant que ce feu garde sa flamme, nous avons une chance de réécrire notre destin.
Avec toute la douleur d’une fille de votre sol,
Wooselande Isnardin
Wooselande Isnardin woosebelfort@gmail.com
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