Junior Catulle, un jeune homme d’une vingtaine d’années, s’active, ce dimanche, dans les toilettes du camp de déplacés du lycée des Jeunes filles. Retranché derrière une serpillère, il doit se demander qu’est-ce que ce monsieur escorté par deux guides vient faire dans les parages.
Badge en évidence sur ma poitrine, Catulle écarquille les yeux.
N’est-ce pas que tu nettoies les toilettes? lancé-je.
« C’est ce que nous faisons chaque jour. Pour l’hygiène », répond-il.
« Ici, ce sont les hommes qui font tout le boulot. On nettoie, on désinfecte, on met de l’eau à la disposition de tout le monde. On débloque les toilettes quand ça coince. Pas une femme parmi nous, que des hommes! », dit-il avec une fierté masculine.
Et pourquoi pas des femmes ?
« Nous avons beaucoup plus de poigne. Les femmes, avant, faisaient le boulot. Mais depuis que nous sommes à la barre, on surveille. On n’accepte pas qu’on salisse les toilettes et que l’on bloque les sanitaires avec du papier dur », dit-il avec fermeté.
Chamade Pierre, l’un des chefs de file, avance plus près de nous et ajoute : « On donne aux utilisateurs du papier hygiénique ».
Alexis Dave Schnider, le guide qui nous a introduit sur les lieux, est le gardien de l’eau, dans cette petite communauté retranchée depuis six mois dans les murs du lycée des Jeunes filles. Dave apporte sa parole : « Un comité collecte un peu d’argent pour acheter du papier hygiénique, du chlore et tout le matériel de nettoyage. Nous faisons de notre mieux. On n’est pas encadré. On est seul. Où sont passés ceux qui sont chargés de nous encadrer ? Et Chamade d’ajouter : « Bagay yo vin pi mal ».
Une femme vient tout juste de se soulager dans les sanitaires et se plaint de ne pas avoir trouvé du papier. Elle profite de notre présence pour se plaindre de la situation précaire dans ce camp.
Cette femme, la soixantaine bien sonnée, c’est Kettly Dorvil Jude.
Curiosité de journaliste. Pourquoi n’a-t-elle pas trouvé de papier hygiénique ?
« Ça arrive de temps en temps. Faute d’argent », tranche Catulle.
Alors on utilise du papier dur ?
Il confie : « Les papiers durs sont jetés dans un bokit (poubelle en plastique) et on balance tout ça dans la ravine. »
Ce n’est pas dangereux tout ça ?
On entendrait une mouche voler.
Dave, le gardien de l’eau est retourné à son poste à quelques mètres de l’entrée du camp où se dressent deux châteaux d’eau de mille gallons chacun.
Kettly Dorvil Jude, plantée sur le seuil des toilettes publiques, attend après avoir satisfait ses besoins. Elle attend juste pour placer un mot. Quand un journaliste est présent, il y a toujours une revendication à faire passer. Elle soulève le pan de sa jupe et dit : « Regarde ! Regarde où j’ai reçu quatre balles. »
Mes yeux se tournent vers elle ainsi que tous les regards. Kettly raconte : « J’habitais à l’Impasse Eddy, à Carrefour-Feuilles. Les bandits ont brûlé ma maison. Une maison de six pièces. Sis pyès kay. Bandi fini ak vi m. Gad kote m ye ak pitit gason m? »
À ces mots, Junior Catulle, toujours derrière sa serpillère, se rapproche et ajoute :« Depuis le mois de novembre, je suis ici. C’est la misère. Je ne vais plus à l’école. C’est la faute à l’insécurité. Depuis que les hommes de Grand Ravine ont commencé à violer, à tuer, tout le monde a fui. Je suis dans les rues. »
Deux cas de choléra dans notre camp
Tout le monde a une histoire à me raconter. Avant de quitter les lieux, je retourne vers Dave près du kiosque à eau. Dave est la première personne à qui j’avais adressé la parole et qui m’a servi de guide avant que d’autres consentent à m’accompagner. On ne fait pas irruption muni d’une caméra photo et d’un badge sur un territoire comme bon nous semble. À Dave, j’adresse la même question posée près des toilettes publiques.
Dave, placé à côté d’un homme semblant soucieux, devine là où je veux en venir. Il risque : « Oui. C’est dangereux tout ça. Il y a même eu deux cas de choléra dans notre camp. Heureusement, ils sont sortis en forme et vivent encore sur le site. »
La dernière fois que je suis venu ici, j’avais trouvé des matières fécales par terre, dis-je à Dave. Y en a toujours, n’est-ce pas ?
« Non ! S’empresse-t-il de me répondre, mais on balance toujours des sachets de matières fécales par-dessus les murs pour atterrir dans la ravine ? »
L’homme à côté de Dave, se présente : Wilner Gédéus, employé du ministère de la Santé publique. Il ajoute : « Je connais bien ces deux personnes qui étaient contaminées par le choléra. On les avait soignées à l’hôpital Saint Luc. Elles sont allées à l’église, ce dimanche. »
L’employé du ministère de la Santé, lui aussi, a une histoire à raconter : « On ne peut pas vivre au milieu de ces saletés. Regardez ces fatras, ces marres d’eau envahies de moustiques qui nous tourmentent, surtout la nuit. Nous habitions à l’Impasse Eddy, ma femme et moi et mes six enfants. Ma femme a reçu trois cartouches. Les bandits ont brûlé notre maison. »
Alexis Dave Schnider ne désespère pas dans ce camp de déplacés. Il se dresse comme le gardien de l’eau. Il y met son cœur, comme bénévole pour que les deux mille (2000) gallons du précieux liquide répartis dans deux châteaux d’eau livrés par Médecins sans Frontières soient bien distribués.
« On fait ça pour rien. Tout de même, on devrait penser à nous pour un petit quelque chose. On doit bouffer, surtout que PAM ne distribue plus de nourriture. Et puis, on a besoin de chlore, de matériel pour l’hygiène dans les camps. »
Que ce soit Dave, Catule, Pierre, Wilner, Kettly, ils se disent à bout de vivre dans l’insécurité et surtout dans cette promiscuité crasse qui fait le lit de toutes sortes de maladies dont le choléra.
Claude Bernard Sérant
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