Par Dr Erold JOSEPH
« Toute grande vérité passe par trois phases: elle est d’abord ridiculisée, puis violemment combattue, avant d’être acceptée comme une évidence. »
Arthur Schopenhauer
LES DÉTERMINANTS DE LA SANTÉ
Une nouvelle compréhension de la santé a donc émergé au Canada, en 2014 à travers le rapport Lalonde qui a totalement remis en question l’ancienne vision biomédicale axée uniquement sur les soins. Selon le nouveau « paradigme dit biosocial », validé par l’OMS, une pluralité de facteurs, interagissant entre eux, influencent positivement ou négativement notre état de santé à court, moyen ou long terme. Ces « déterminants de la santé » sont généralement regroupés en quatre grandes catégories : la biologie, les habitudes de vie, l’environnement et le système de soin organisé communément appelé médecine.
La biologie fait référence à l’organisme individuel, la génétique, au corps physique, avec sa résistance (immunité) et son évolution au fil du temps. Ainsi, aux deux âges extrêmes, l’on est plus fragile, et sujet à certaines pathologies spécifiques. Les bébés sont le plus souvent frappés par les infections respiratoires et les diarrhées qui, avec la malnutrition, représentent généralement les trois principales causes de mortalité dans les pays pauvres. Les personnes âgées souffrent surtout des maladies chroniques et dégénératives comme le cancer, le diabète, les maladies cardiovasculaires, la maladie d’Alzheimer.etc. Par ailleurs l’on peut naitre avec une maladie, une malformation, le dysfonctionnement d’un organe, lequel peut se manifester tôt ou tardivement.
Quant à la catégorie des habitudes de vie, elle renvoie aux comportements individuels, lesquels ont un impact positif ou négatif sur la santé. Elles incluent l’alimentation, les loisirs, les moyens de transport. Ainsi, le tabagisme augmente les risques de cancer pulmonaire et de problème cardiovasculaire à l’âge adulte. La pratique régulière d’une activité sportive profite à la santé en général. La consommation excessive de sel prédispose à l’hypertension artérielle alors que l’abus de sucre conduit à l’obésité et au diabète de type II. L’utilisation des motos comme moyen de transport, notamment en Haiti, multiplie par trois les risques de décès ou traumas dus aux accidents de circulation.
L’environnement représente une catégorie très vaste de déterminants, longtemps négligée, voire sous-estimée, avec pourtant, un impact majeur sur la santé des individus et des populations. Il comprend l’environnement physique et l’environnement socio-économique lesquels comportent des subdivisions. Ainsi, parle-t-on de milieu familial, groupe des pairs ou d’amis, de milieu de travail, milieu de résidence. etc.
L’environnement physique concerne la pollution du sol, de l’eau, de l’air, des aliments. Il inclut les agents pathogènes et les vecteurs animaux susceptibles de favoriser la transmission de ces germes à l’être humain. Ainsi, les maladies infectieuses d’origine bactérienne ou parasitaire en rapport avec l’insalubrité et la non-maitrise de certains aspects de l’environnement, constituent le lot des pays en développement. Elles ont pratiquement disparu dans les pays riches au profit d’autres pathologies nouvelles dues soit à la destruction de l’environnement, soit au non-contrôle d’autres aspects.
L’importance de l’environnement social et économique sur la santé est apparue de plus en plus grande avec l’essor de l’épidémiologie. Au lieu d’apprécier globalement le niveau de santé d’une population, on a essayé de le corréler avec certains paramètres sociaux comme le revenu, la profession, le milieu de résidence, le niveau d’études..etc. Il en est résulté le concept d’ « inégalités sociales de santé » lequel traduit les relations existant entre la santé et le niveau social et économique. La conclusion irrémédiable a été la suivante : plus vous vous situez à un niveau élevé dans la hiérarchie sociale, plus vous êtes en meilleure santé et vice-versa. Autrement dit, les moins fortunés meurent beaucoup plus et plus précocément que les riches. Par ailleurs, ils tombent plus souvent malades et ont moins accès aux soins. Ce parallélisme étroit entre hiérarchie sociale et niveau de santé a été baptisé « gradient social de santé ». Ce gradient existe également entre les nations. Ainsi, l’espérance de vie à la naissance dans un pays riche comme le Canada ou les Etats-Unis est d’environ 85 ans alors qu’elle avoisine la soixantaine en Haiti. Soulignons que les déterminants socioéconomiques conditionnent, dans une large mesure, les habitudes de vie et comportements individuels (deuxième groupe de déterminants)
HIÉRARCHIE DES DIFFÉRENTS GROUPES DE DÉTERMINANTS
Quel est le poids de chaque catégorie de déterminants ? Laquelle détient l’impact le plus grand sur la santé des individus et des populations ? Question cruciale qui indiquera le pourcentage du « budget- santé » devant être alloué à chacune.
Le rapport Lalonde (1974) considéré comme un divorce d’avec la pensée biomédicale, recommandait déjà d’accorder au moins une importance égale aux différents groupes de déterminants. Pourtant, dans une étude réalisée en 1976 aux Etats-Unis par Dever (voir tableau ci-dessous), le système de soin continuait de recevoir 90% du budget alors que sa contribution potentielle à la réduction de la mortalité s’estimait à 11%. La biologie, très rattachée à la médecine (recherche, laboratoire…) recueillait 7,9% du budget pour un impact estimé à 27%. Au total, une proportion d’environ 98% du budget continuait d’être affectée au volet biomédical. Il ne restait qu’environ 2% pour les deux autres groupes à savoir l’environnement et les habitudes de vie.
Et pourtant, l’impact de l’environnement au sens large, n’a jamais été aussi imposant. Dans une étude beaucoup plus récente réalisée en 2005 par l’Institut Canadien de recherche avancée, et publiée en 2010 par l’Institut National de Santé Publique du Québec (INSPQ), l’espérance de vie aurait augmenté au Canada de trente années, durant le siècle dernier. Cet important progrès est imputable pour 60% à l’amélioration de l’environnement vu au sens large (50% pour l’environnement social et économique, 10% pour l’environnement physique). Voir tableau ci-après.
Il convient de signaler que dans cette étude, les Habitudes de vie, en tant que choix volontaire, individuel, de certains comportements, ne figurent pas. Comme ces dites habitudes sont, en fait, largement déterminées par le milieu social et économique ainsi que l’a montré le sociologue Max Weber, l’ensemble reçoit désormais en santé publique, la dénomination globale de « déterminants sociaux de la santé ». Cette appellation se superpose de la sorte au concept « Habitus » de Pierre Bourdieu.
DISSONANCE COGNITIVE ET VISION BIOSOCIALE
Comment expliquer qu’en dépit de l’évidence, des belles déclarations, des grandes réunions et résolutions internationales, cette vision holistique de la santé n’aie jamais pu concrètement s’imposer?
La principale raison résiderait dans ce que le psychosociologue américain Léon Festinger a dénommé : dissonance cognitive. Il s’agit d’un processus mental inconscient consistant à bloquer l’entrée dans le cerveau de toute information qui s’avère en contradiction avec une cognition ou croyance dominante, ceci dans le but de préserver une certaine cohérence et de diminuer ainsi, la tension psychologique qui en résulterait. Ce blocage peut être partiel ou total et revêtir différentes formes allant du déni au refus systématique de certaines sources ou catégories d’informations. Le déni est d’autant plus fort que l’information entre en conflit avec des intérêts personnels ou de groupe. L’un des meilleurs moyens de nier une vérité dérangeante, c’est de l’accepter publiquement, mais de ne point en tenir compte dans la vie de tous les jours: c’est la forme suprême de dissonance cognitive.
Il existe néanmoins d’autres causes politiques. La vision biomédicale fait du médecin le dieu de la santé. Elle gravite autour de l’individu, autour des soins, des grandes technologies de laboratoire, de l’industrie pharmaceutique et aussi, du profit. Elle est donc en conformité avec l’ultralibéralisme dominant, lequel n’exclut pas le souci d’égalité.
Le paradigme biosocial ou holistique, par contre, ramène le médecin à son statut d’être humain. Il privilégie le collectif et prône une collaboration harmonieuse, complémentaire, entre les différents secteurs de la société, porteurs des multiples déterminants de la santé. Cette synergie dans l’action se nomme « intersectorialité ». Cette vision de la santé considère l’équité et l’amélioration des conditions de vie des plus pauvres comme moyens d’action essentiels. En ce sens, elle serait davantage proche d’une « gauche modérée », mais moins puissante au niveau mondial.
Je conclurai cette troisième série d’articles en paraphrasant le grand économiste indien Amartya Sen : « La santé publique, l’éducation, l’économie, la politique sont des sciences morales requérant un haut niveau d’éthique…. » ( à suivre)
Dr Erold JOSEPH
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