Haïti saigne, la République dominicaine encaisse

Pendant qu’Haïti s’enlise dans un chaos meurtrier, sa voisine dominicaine semble prospérer sur les décombres. Trafic d’armes, exploitation humaine, commerce inégal : le déséquilibre entre les deux Républiques de l’île dépasse le cadre diplomatique pour s’inscrire dans une logique cynique de profit. Face à l’ironie du président Abinader et aux silences complices, cette tribune met à nu les mécanismes d’un voisinage toxique où le mépris se conjugue à l’intérêt.

 

Par Marnatha I. Ternier

Peinture de Sergine André

Lors de sa conférence hebdomadaire La Semanal con la Prensa, le 26 mai 2025, le président dominicain Luis Abinader a balayé d’un revers de main les accusations portées par le Conseil présidentiel de transition (CPT) haïtien, qui attribue à la République dominicaine une part de responsabilité dans l’aggravation de l’insécurité en Haïti. D’un ton ferme, teinté d’un sarcasme soigneusement dosé, il a qualifié ces reproches de simples « manœuvres de diversion », avant de railler, non sans ironie, la relocalisation des autorités haïtiennes au Cap-Haïtien — qu’il a présentée comme une fuite honteuse devant les défis du pays.

Il faut le reconnaître : sur un point, le président Abinader n’a pas tort. Des réseaux criminels transnationaux profitent sans scrupule de la porosité des douanes haïtiennes — avec, en coulisses, l’assentiment tacite de certains dirigeants plus soucieux de préserver leurs privilèges personnels, politiques ou commerciaux que de défendre l’intérêt national. Mais cette vérité, aussi crue soit-elle, ne saurait occulter la sienne.

Le sol dominicain, une rampe logistique

Car lorsque le sol dominicain devient la rampe logistique d’un trafic meurtrier — des centaines de milliers de munitions, près d’un million de balles selon certains rapports — à destination de bandes armées qui ensanglantent Haïti, la responsabilité ne se dilue pas. Elle remonte, implacable, jusqu’au sommet de la chaîne de commandement : le président, chef suprême des forces armées.

Et ces faits ne relèvent pas du fantasme ou de l’exagération. Ils ont été confirmés par les autorités militaires et policières dominicaines. Ce trafic d’armes, issu des arsenaux militaires dominicains, nourrit une violence aveugle que subit quotidiennement la population haïtienne, entre larmes, deuils et déplacements forcés. Les balles ne demandent pas de visa : elles tuent, sans distinction ni remords.

Dans ce contexte, une figure militaire dominicaine, régulièrement identifiée dans divers signalements, serait la seule à pouvoir assurer librement le trajet de Pétion-Ville à la République dominicaine via Morne-à-Cabrits, par le biais de sa propre compagnie de transport. Le coût du voyage ? 450 dollars américains par passager. Pendant ce temps, toutes les autres compagnies sont interdites d’accès ou bloquées. Une question légitime s’impose : au nom de quelle autorité agit-il, et que transporte réellement ce bus apparemment privilégié ?

À cela s’ajoute une autre réalité, aussi brutale qu’indigne : celle de milliers de travailleuses et travailleurs haïtiens, souvent sans papiers, exploités dans les champs de canne, les chantiers de construction ou les maisons dominicaines. Leur statut les rend invisibles, leur silence est forcé, leurs droits inexistants. Une main-d’œuvre bon marché au service d’une économie qui feint l’ignorance tout en profitant pleinement.

Pendant ce temps, le commerce unilatéral bat son plein : plus de trois millions de dollars de produits dominicains affluent chaque jour en Haïti, dans un circuit asymétrique, cynique, toxique. Des marchandises, souvent douteuses, parfois avariées, toujours exemptes de tout contrôle sanitaire — et exclusivement destinées aux étals haïtiens. Alors, posons la seule vraie question : à qui profite le chaos ? À celui qui s’effondre dans l’indifférence, ou à celui qui prospère dans l’ombre ?

Face à ce pillage orchestré, la frange lucide et intègre des héritiers de Vertières ne se contente plus de s’indigner. Elle s’organise. Elle exige des réponses concrètes sur le vol des 39 000 km² d’espace maritime haïtien, attribués à des firmes étrangères sous contrat dominicain. Elle réclame une surveillance rigoureuse de nos frontières, de nos ports et de nos terres convoitées. Et elle prépare des actions, des recours, des résistances.

Ce « frère » de l’alma mater

Et ces résistances ne seront pas aveugles, ni improvisées. Elles seront stratégiques, conscientes, déterminées. Car peut-être comptez-vous, Monsieur le président, sur l’ami de circonstance, ce « frère » venu d’un autre continent, pour assurer vos arrières, vous infiltrer dans le corps haïtien, et l’empoisonner davantage. Mais que l’on ne s’y trompe pas : le venin est en vous, et l’alliance n’est qu’apparence.

Ce frère n’a aucun intérêt réel dans la stabilisation d’Haïti. En 2025, le gouvernement kényan a augmenté le salaire de base de ses policiers, désormais compris entre 21 645 KSh et 25 645 KSh, selon le rang et l’ancienneté, avec des salaires pouvant atteindre 221 915 KSh pour les grades supérieurs, soit entre 198 USD et 1 715 USD environ.

Mais pour la mission en Haïti, ces mêmes policiers perçoivent jusqu’à 2 166 USD. Pendant qu’ils touchent leur prime, certains sont vus en train de jouer au football sur le tarmac. Une image qui contraste tristement avec la gravité de leur mission.

Le Kenya de William Ruto n’a pas le cœur tourné vers la paix en Haïti : il a son pain au four, et attend avec impatience le beurre d’Haïti. En s’alliant à Luis Abinader, il espère s’assurer une plus grande part du gâteau. « Se jaden manman nou ak papa nou, n ap vin pran piyay. »

Plus encore, une inquiétude sourde traverse déjà le cœur de Ruto : le nouveau président des États-Unis, homme d’affaires assumé, deal-maker sans état d’âme, pourrait décider de garder tout le butin pour lui, sans le moindre partage.

Alors, en toute logique, quel est l’intérêt véritable du Kenya à rétablir la sécurité en Haïti ? Aucun.

« Il n’est pire ennemi que celui qui trahit sa propre cause. » Et à ce titre, la trahison devient plus dangereuse que l’ennemi lui-même, car elle agit de l’intérieur, déguisée en main tendue, mais nourrie d’appétits étrangers.

Monsieur le président, tant que cette frange résistante existera, et elle existera, vous ne pourrez jamais savourer le fruit de la destruction d’Haïti. Car ce fruit est pourri par l’injustice, empoisonné par le sang de nos morts, et hanté par la mémoire vivante d’un peuple que l’on ne réduit ni au silence, ni à la soumission.

Marnatha I. Ternier

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