Par Marnatha I. Ternier

Le président dominicain Luis Abinader a convoqué une réunion lourdement symbolique au ministère de la Défense, avec les anciens présidents Hipólito Mejía, Leonel Fernández et Danilo Medina. Ce geste n’était pas anodin. Il s’agissait d’un message clair : le dossier haïtien n’est plus une simple préoccupation frontalière, mais un levier stratégique pour légitimer une ambition régionale de leadership et d’influence.
Certes, un chef d’État peut consulter les figures marquantes de son pays sur les enjeux de sécurité. Mais l’obsession d’Abinader pour Haïti dépasse de loin la sécurité. Sous prétexte de lutte contre les gangs, étiquetés « organisations terroristes », il applique une politique migratoire brutale, racialisée, et déshumanisante. Le tout, en marge des traités internationaux et des conventions que la République dominicaine est pourtant tenue de respecter. Plus grave encore, aucun représentant de l’État haïtien ne s’est exprimé. Le silence officiel est devenu doctrine.
Un tremplin diplomatique
Sur la scène internationale, à l’ONU comme dans ses échanges bilatéraux, Abinader utilise Haïti non pour aider, mais pour se mettre en scène. Haïti est devenu son tremplin diplomatique, son théâtre de contrôle sécuritaire, et bientôt, sa terre d’expansion économique.
Et ce n’est pas une stratégie abstraite : elle repose sur des documents concrets que le pouvoir haïtien semble avoir oubliés mais qu’Abinader, lui, exploite avec méthode depuis plus d’une décennie. Il s’agit des plans de reconstruction d’Haïti élaborés après le séisme de 2010, dont plusieurs pans ont été confiés, sans consultation populaire, à des entreprises dominicaines.

Par exemple, le 8 novembre 2010, un contrat de 24 766 400 USD fut signé entre le gouvernement haïtien (représenté par le Premier ministre Jean-Max Bellerive) et la firme dominicaine Construcciones y Diseños RMN S.A. pour la reconstruction du quartier de Bowenfield. Ce contrat repose sur deux considérants essentiels, révélateurs de tout un projet de territorialisation :
1. Considérant que la refondation d’Haïti, telle que définie dans le document du « Plan d’actions pour le Relèvement et la Reconstruction du pays »…
2. Considérant qu’il y a lieu de procéder immédiatement à la réinstallation des populations victimes dans des zones à moindre risque sismique, cyclonique et autres, dans la perspective de promouvoir de nombreux quartiers résidentiels dans des aires définies dans le cadre de l’aménagement de l’espace urbain et de l’extension de la région métropolitaine de Port-au-Prince.
Ces considérants ne sont pas que des clauses contractuelles. Ils sont les fondations d’une nouvelle cartographie du territoire haïtien, déjà pensée, déjà dessinée, et désormais activée au profit des intérêts dominicains.
Aujourd’hui, Luis Abinader ne veut pas seulement sécuriser. Il veut construire Haïti, en dirigeant l’ingénierie territoriale du pays. La récente visite officielle du ministre kényan des Affaires étrangères à Saint-Domingue, en coordination avec la mission internationale de sécurité, confirme cette posture. La République dominicaine s’impose comme gestionnaire indirect des espaces dits « à risque » d’Haïti, pendant que les autorités haïtiennes brillent par leur silence ou leur complicité.
Le 13 mai 2025, un protocole d’accord a été signé entre le ministre kényan Musalia Mudavadi et son homologue dominicain Roberto Álvarez, autorisant l’évacuation médicale et le rapatriement du personnel kényan blessé ou décédé sur le sol haïtien. Un accord concernant le territoire haïtien, signé sans consultation, sans consentement, sans Haïti. Une gifle à notre souveraineté.
Ouvrons grand les yeux
Au nom du peuple haïtien, nous exigeons que ce protocole soit rendu public.
L’histoire nous apprend que les oppressions les plus brutales sont souvent facilitées par des complicités locales. Elle nous rappelle que ce sont certains rois africains eux-mêmes qui ont sciemment livré leurs frères de sang aux négriers européens. Le Kenya, ancienne colonie britannique aujourd’hui libre, rêve-t-il, à son tour, de superviser pour son maître un territoire ? Ce pays de l’Afrique de l’est n’a même pas de latitude sur ces étendues perdues. Plus d’un se demandent quelle est le sens de sa présence dans cet espace où il occupe si peu de place ?
Comment rester silencieuse face à ce déni collectif ?
Ouvrons grand les yeux. Car ce n’est pas Abinader seul qui agit, mais avec la complicité de ceux qui, chez nous, lui ont ouvert la voie : ces politiciens haïtiens qui ont épousé des Dominicaines, ceux dont les campagnes ont été financées depuis Saint-Domingue, ceux qui acceptent soins médicaux ou cartes de passage en échange de silence. Les fonctionnaires et dirigeants qui servent d’agents de renseignement du service d’intelligence dominicains.
Ceux-là ont livré Haïti. Sans un coup d’arme. Sans mot. Ils ont vendu le pays pour des miettes de gloire. Ils ont échangé notre histoire contre de vaines promesses. À l’autel des puissants, ils ont mis notre mémoire. Ils ont vendu Vertières.
Vous avez vendu Vertières pour des balles et du crack,
Pour la promesse creuse d’un pouvoir de pacotille,
Vous avez troqué Dessalines contre des sacs à dos pleins de pactes,
Et livré Haïti aux chiens, aux cendres, aux fusils.
Vous avez sali la terre avec des mains de sang,
Des écoles ont fermé, des enfants n’ont plus d’âge,
L’université fuit comme une idée qu’on pend,
Et les cercueils marchent avec nous comme nos ombres.
Vos mots sont des cercueils déguisés en discours,
Vous mentez en costume, pendant que la ville brûle.
Chaque promesse que vous faites est un détour
Vers un autre viol, un autre cri qui s’accumule.
Vous êtes les nouveaux colons, sans navires ni drapeaux,
Juste des âmes à vendre, des poches pleines d’ombre.
Vous êtes les juges du chaos, les notaires du tombeau,
Et vos signatures font trembler nos chambres.
Vous avez oublié la mémoire des chaînes brisées,
La dignité nue des esclaves debout,
Vous avez oublié que le sol que vous piétinez
A été lavé par des héros à genoux.
Vous mangez sur la tombe de nos aïeux,
Vous buvez dans la coupe des assassins,
Vous envoyez vos enfants jouer ailleurs,
Pendant que les nôtres tombent dans le matin.
Mais l’histoire n’oublie pas, non. Elle note. Elle observe.
Le sang qui crie aujourd’hui aura ses juges demain.
Et quand tombera la dernière mèche de votre verbe,
Le peuple parlera — sans costume, sans frein.
Haïti n’est pas morte. Elle dort, blessée, brûlante.
Elle est la flamme qu’on croit soufflée trop tôt.
Et même si vous trahissez cent fois sa légende,
Son âme se relève… dans les tambours, les mots.
Mais l’histoire n’est pas terminée.
La résistance des héritiers de Dessalines est en marche.
Et s’il ne restait qu’une seule voix pour dénoncer ce projet funeste, nous serions cette voix. Animée par l’esprit de nos ancêtres, nous traverserons même les eaux pour rejoindre le docteur Mathurin, mort en République dominicaine dans un accident suspect, peu après qu’on lui eut volé son ordinateur.
La République dominicaine rêve d’une île unifiée sous sa coupe.
Mais Haïti, elle, rêve encore d’un voisinage digne, juste et équilibré. Et répète à haute voix : cette terre n’est pas à vendre.
Marnatha I. Ternier
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