Les yeux grands ouverts sur la peinture de Rose-Margarette Milcé Bien-Aimé et Frantz Clairvil

Quand l’œuvre d’art devient mémoire / Centre culturel Image, Création, Interprétation

Cette réflexion a été produite dans le cadre du vernissage de l’exposition Désirs de s’affranchir à l’occasion de la quatrième édition du Festival du Souvenir, organisée par le Centre culturel Image, Création, Interprétation (ICI) le 14 août 2024 dans les locaux du CIDIHCA.

Par Max Robenson Vilaire Dortilus

Peintres Rose-Margarette Milcé et Frantz Clairvil

La lecture de cette exposition s’appuie sur sept toiles de Rose-Margarette Milcé Bien-Aimé et sept autres de Frantz Clairvil exposées en première scène au Centre International de Documentation et d’Information Haïtienne, Caribéenne et Afro-canadienne (CIDIHCA). Dans une démarche à la fois descriptive et analytique, l’objectif consiste à démontrer la relation des productions visuelles avec l’espace-temporel du point de vue de la représentation des lieux de mémoire. Sans souci d’être exhaustive, cette analyse vise à faciliter une lecture plus fluide des quatorze tableaux du corpus. En effet, ces œuvres suscitent et nourrissent la réflexion non seulement sur le contexte de cette mise en espace de l’exposition, mais aussi sur le thème Désirs de s’affranchir.

 Le surréalisme des deux états chez Rose-Margarette Milcé Bien-Aimé : le perdu récupérable et le perdu non récupérable

L’iconographie de la peinture de Rose-Margarette Milcé Bien-Aimé témoigne la puissance créatrice d’un surréalisme caractérisé par la force figurative et narrative des formes simplifiées qui apparaissent de manière presque entièrement improvisée dans leur composition plastique. Cette spontanéité rappelle l’œuvre de Joan Miró dont les formes biomorphiques et les couleurs vives dans le tableau, tel que ” Le chien aboyant à la lune (1926), évoquent une liberté créatrice similaire. La structure de surface de la peinture de Milcé Bien-Aimé dévoile la dimension profondément poétique du réel que l’artiste dégage sans chercher à s’enfermer dans des canevas esthétiques préconçus, des techniques de composition contrôlées ou des contraintes sociales particulières. Dans la peinture de Milcé Bien-Aimé, la face cachée du réel se visibilise de manière brusque, un peu à la manière de Wifredo Lam dans La Jungle (1943), où la réalité et le fantastique se mêlent de manière inextricable.

Visiteurs de l’exposition Désirs de s’affranchir

Cependant, Milcé Bien-Aimé ne s’intéresse pas à peindre ni de nature ni de réalité supérieure à la nôtre. Les figures et les visages qu’elle définit un peu spontanément à travers son coloris sont non reproductibles et sont presque non recherchés, rappelant ainsi le travail de Jean-Michel Basquiat dans des œuvres comme Untitled Skull (1981) où les visages déformés et les formes brutes révèlent une immédiateté et une expression pure. Lorsqu’elle fait place à la narration dans sa peinture, celle-ci est dépouillée de tout artifice et de tout superflu. C’est le cas de cette peinture que j’aurais titrée “Les naufragés inconnus”. En me référant au coloris et au mouvement des personnages au long corps dans un lieu qui me semble être une mer agitée, d’un air un perturbé, chacun chercherait à sauver sa peau. Cette œuvre rappelle la force narrative d’Edouard Duval-Carrié dans son tableau La Célébration de la Grande Nuit (1994) où les figures humaines sont également plongées dans une situation chaotique, oscillant entre le désespoir et la survie.

En ce sens, la peinture de Milcé Bien-Aimé tend à unir deux mondes diamétralement opposés dans la culture occidentale, le monde réel et le monde imaginaire, pour faire réveiller ou restituer dans l’imagination du regardeur ce qui a été perdu dans les ruines de son être le plus profond. Face aux visages peints par Milcé Bien-Aimé dans ses œuvres (numéros 2, 3 et 5), le contemplateur est contraint de se regarder de voir le tréfonds de sa personne, telle une introspection ou une thérapie personnelle, une expérience similaire à celle provoquée par le “Guernica” (1937) de Pablo Picasso, où la violence et la souffrance collective sont reflétées dans les visages tourmentés et les corps déformés.

Ainsi, la peinture de Milcé Bien-Aimé invite le regardeur à se questionner sur deux formes de perdu que les personnes colonisées, telle que les peuples noirs autrefois esclavagisés, ont subi : le perdu récupérable et le perdu irrécupérable. Ces deux termes ont été adoptés par Léa Vuong (2017, p.35- 55) dans son développement de la notion de ruines retrouvée chez Svetlana Boym. Le premier, à savoir le perdu récupérable, est caractérisé par ce qui reste chez les peuples esclavagisés après avoir tout perdu ou ce qui est enfoui sous les ruines qu’il faut déblayer pour le retrouver. Cette première forme de perdu fait appel au besoin de guérison ou de réparation des blessures. Elle est donc d’un état thérapeutique. Quant au second, c’est-à-dire le perdu irrécupérable, il constitue pour les peuples esclavagisés ce qui est totalement oublié, rejeté, abandonné avec le temps par la force des aléas ou du moins ce dont on se souvient pour lequel on ne peut s’en remettre. Cette seconde forme de perdu est facteur d’amnésie ou de nostalgie. Elle est d’ordre mémoriel.

La peinture caractérielle de Frantz Clairvil

Visiteurs de l’exposition Désirs de s’affranchir

La peinture de Frantz Clairvil réitère de façon régulière des tâches, des traces et des circularités qui sont parfois réparties dans des formes variées ou identiques à l’intérieur d’un cadre entier. Cette approche peut rappeler les compositions de Jackson Pollock, notamment dans No. 5 (1948) où l’artiste américain utilise des éclaboussures et des tâches dans une toile entière pour exprimer une énergie brute et chaotique. Composée dans un jeu d’ombre, de pénombre et de lumière, l’iconographie picturale de Clairvil est ainsi porteuse de sensations troublantes, de pas irréguliers, de glissements périlleux, de débordements brusques et de traits d’atrocités. Sa peinture est pour ainsi dire caractérielle, un peu aussi à la manière de Jean-Michel Basquiat dans des œuvres telles que “Untitled (Head)” (1981), où les formes dynamiques et les traits abrupts révèlent une violence intérieure et une énergie pulsante.

L’ensemble des gestes exécutés par l’artiste Clairvil, dans leur combinaison et leur structuration, forme sa signature et son langage pictural imprégnés de cicatrices douloureuses. Sa toile “Traversée des captifs africains” est une pièce maîtresse de son iconographie picturale, pour traduire, de manière significative et sans narration aucune les conditions de transport des esclaves dans l’histoire du commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques. Cette œuvre rappelle les tableaux de Kara Walker tels que The Crossing. Elle y utilise des silhouettes noires pour illustrer les horreurs de l’esclavage créant ainsi une présentification d’une absence qui laisse des marques indélébiles dans le quotidien et le futur des peuples victimes de ce pan d’histoire.

Par ailleurs, Clairvil peint parfois « rectangle sur rectangle », tel que l’œuvre. Celle-ci est fondamentalement représentative de sa technique picturale. Elle permet de saisir ou de restituer presqu’entièrement la structure et l’ordre logique de composition et de l’évolution de sa peinture. Dans la chaîne de composition et de l’évolution technique de sa peinture, cette toile peut être placée en premier ou au milieu des autres. Les icônes du tableau (numéro 8) sont reprises par l’artiste pour en construire d’autres, tels que les œuvres (numéros 3, 5 et 7).

La bi-dimensionnalité est universelle chez Clairvil, dans le sens qu’elle est reconnaissable à toute culture. Sa démarche consiste à composer, recomposer et décomposer des formes souvent non figuratives et non narratives qui dynamisent ses procédés de création et leur devenir. Clairvil intègre ainsi le principe du symbolisme dans son travail, rappelant l’approche de Paul Klee dans Senecio (1922) où les formes simples et les couleurs pures prennent une dimension universelle et symbolique. Dans la toile intitulée Couleurs nationales, un fond blanc sert de toile de fond pour des couleurs primaires (comme le bleu et le rouge) aux côtés du noir qui renvoient historiquement aux couleurs du drapeau haïtien et sont appliquées pour reprendre la mémoire collective haïtienne.

Le niveau zéro (à savoir des formes non figuratives et non narratives), si souvent adopté par Clairvil, universalise tout en particularisant sa peinture à travers des couleurs et des formes pures qui font appel aux difficultés du « vivre ensemble » entre les composantes sociales en Haïti. Cette approche est comparable à celle de Mark Rothko dans ses Color Field Paintings où les grands aplats de couleurs suscitent une réaction émotionnelle universelle tout en évoquant des sentiments spécifiques à l’histoire et à la culture de l’observateur. Toutefois, chez Clairvil, la forme de l’objet et son temps de représentation ne sont pas importants pour saisir la peinture, mais plutôt l’espace et le temps libres dans lesquels peuvent se déployer ou imaginer l’objet et sa forme. En ce sens, toutes les positions et tous les angles se valent pour lire la peinture de Clairvil en général plaçant ainsi le spectateur dans une liberté contemplative similaire à celle offerte par les œuvres de Yves Klein, notamment dans IKB 191 (1962) où l’espace et l’immensité du bleu permettent une expérience méditative infinie.

Pour conclure, la peinture de Rose-Margarette Milcé Bien-Aimé et Frantz Clairvil constitue un puissant vecteur de mémoire troublante de l’esclavage invitant ainsi le regardeur à découvrir les dimensions voilées de l’histoire collective et individuelle. Par leurs approches distinctes mais complémentaires, ces deux artistes transforment la peinture en un espace de dialogue entre le passé et le présent tout en se projetant dans l’avenir, entre l’inconscient et le conscient, entre le récupérable et l’irréversible. Leurs œuvres appellent à revisiter les mémoires enfouies, à travers un prisme à la fois personnel et universel. Leur exploration du thème Désirs de s’affranchir invite à réfléchir sur les traces indélébiles laissées par les expériences traumatiques de l’esclavage. Ainsi, l’art devient non seulement un miroir de la réalité, mais aussi un moyen de reconstruction, de guérison et de résistance face à l’oubli.

Max Robenson Vilaire Dortilus

Étudiant doctorant en anthropologie

Spécialisé en études des arts et des créations visuelles

Université d’Ottawa

 

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