À la cérémonie de commémoration de la traite et de l’abolition de l’esclavage à La Rochelle le vendredi 10 mai, l’ancien Premier ministre français Jean Marc Ayrault a qualifié d’injustice le fait que des anciens esclaves victorieux aient été forcés d’indemniser leurs anciens maîtres vaincus. Il espère que 2025, l’année du bicentenaire de l’ordonnance de Charles X, sera l’occasion d’un grand geste de fraternité de la France à l’égard du peuple haïtien. LE RHJS publie l’intégralité du discours de l’ancien PM français, président de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage.
Monsieur le Premier ministre, cher Gabriel ATTAL,
Madame la ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, chère Nicole BELLOUBET,
Madame la ministre déléguée chargée de l’Enfance, de la Jeunesse et des Familles, chère Sarah EL HAÏRY,
Madame la Secrétaire d’État chargée du Développement et des Partenariats internationaux, chère Chrysoula ZACHARAPOULOU,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Monsieur le maire de La Rochelle, cher Jean-François FOUNTAINE,
Mesdames et Messieurs,
Il y a 23 ans en ce jour, le Sénat adoptait à l’unanimité la loi Taubira qui a fait de la France le premier pays à reconnaître l’esclavage et la traite comme crime contre l’humanité. C’est aussi cette loi qui nous invite à nous souvenir tous les 10 mai de cette page de notre histoire, et de l’empreinte qu’elle a laissée sur notre monde.
En France, cette histoire a commencé ici, à La Rochelle. En 1594, il y a 230 ans, un navire ironiquement baptisé L’Espérance est parti pour l’Afrique pour réaliser la première expédition de traite esclavagiste sous pavillon français.
De 1594 à 1848, près de 1,5 million de captives et captifs africains vont être déportés par la France dans ses colonies d’Amérique et de l’océan Indien. Ils étaient destinés aux plantations esclavagistes, dont les productions vont grandement contribuer à la richesse et à la puissance de la France pendant plus de deux siècles.
À ces 1,5 million de victimes de la traite s’ajoutent les 2,5 millions de femmes et d’hommes nés dans l’esclavage dans les colonies françaises jusqu’en 1848. 4 millions de victimes en tout, asservies à cette première mondialisation dont la colonisation fut la toile de fond, et dont le cœur fut l’esclavage.
Tels sont les faits, et c’est notre devoir de les reconnaître. Cette terrible réalité ne dit pourtant qu’une partie de l’histoire. Car, le 10 mai, nous nous souvenons aussi que, de tout temps, ce système a suscité des résistances, des révoltes et des luttes.
C’était le cas d’abord des esclaves eux-mêmes, dont la résistance a pris de multiples formes. Résistance, les tactiques pour alléger le fardeau du travail forcé ou échapper aux viols. Résistance, la transmission secrète des savoirs, des pratiques, des rites issus de l’Afrique. Résistance, le marronnage, la fuite loin de la plantation, pour quelques jours ou pour la vie. Résistance; enfin toutes les révoltes qui n’ont cessé de jalonner l’histoire des sociétés esclavagistes, de l’origine jusqu’à la fin.
En 1791 à Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti, la révolte s’est transformée en insurrection politique. Elle a alors rejoint le mouvement qui, en Europe, contestait lui aussi le système esclavagiste. Car la résistance à l’esclavage fut aussi celle des esprits clairvoyants qui très tôt ont vu la perversion du projet colonial, comme MONTAIGNE condamnant les crimes de la conquête espagnole aux Amériques dans les Essais.
Après lui, des voyageurs comme Pierre MOREAU, des religieux comme Epiphane DE MOIRANS ont dénoncé l’esclavage dès le 17e siècle. Et les philosophes des Lumières ont repris leur combat au siècle suivant, allant jusqu’à prédire comme DIDEROT la venue d’un nouveau Spartacus dans les colonies.
C’est cette prédiction qu’a réalisée Toussaint LOUVERTURE à Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti. Sous son commandement, les esclaves révoltés ont renversé l’esclavage. Ce sont eux qui ont véritablement accompli le projet de 1789, en permettant à la France de mettre en accord ses actes outre-mer avec les droits de l’homme universels qu’elle avait proclamés à Versailles.
Depuis 2015, Toussaint LOUVERTURE est honoré ici à La Rochelle, grâce à la statue créée par Ousmane SOW. Cet hommage qu’un port qui a dû sa prospérité au sucre esclavagiste de Saint-Domingue a rendu à celui qui a mis un terme à ce système est plus qu’un symbole : il trace un chemin, celui de la reconnaissance qui mène à la réparation.
Ce chemin, en France, ce sont les collectivités qui l’ont ouvert, en étant les premières à affronter ce passé, dans l’Hexagone comme dans les Outre-mer. En ce qui concerne la mémoire de l’esclavage, ce sont les collectivités locales qui, les premières, ont entendu les demandes de la société civile, qui ont créé les premiers monuments, organisé les premières expositions, ouvert les premiers musées. Ce sont encore elles qui ont permis la création de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage il y a cinq ans. La Rochelle en faisait partie et je tiens à vous en remercier, cher Jean-François FOUNTAINE.
Ce rôle, vous le jouez encore aujourd’hui, quand vous lancez cet appel, avec les maires d’autres villes, pour que la France marque en 2025 un signe de solidarité à l’égard du peuple haïtien. 2025, parce que ce sera le bicentenaire de l’ordonnance par laquelle le roi Charles X a fait payer à ce peuple le prix de sa liberté, une indemnité colossale qu’il va payer pendant des décennies.
Oui, cette histoire dont j’ai dit tout à l’heure qu’elle avait marqué l’accomplissement véritable du projet de 1789, c’est ainsi qu’elle s’est achevée : par l’une des plus grandes injustices de l’histoire, les anciens esclaves victorieux, forcés d’indemniser leurs anciens maîtres vaincus.
Les effets de cette extorsion n’ont jamais été réparés. Voilà pourquoi il est juste aujourd’hui de demander que la France reconnaisse sa dette à l’égard du peuple haïtien. Voilà pourquoi nous espérons que ce bicentenaire en 2025 sera l’occasion d’un grand geste de fraternité de la France à l’égard de ce peuple auquel nous devons tant, et qui fait face aujourd’hui à une situation dramatique.
Mesdames et Messieurs,
L’esclavage n’est pas seulement une page de l’histoire du monde. Il est aussi le symbole d’un système, l’exploitation du travail humain, qui n’a pas disparu avec l’abolition. Dans de nombreuses parties du monde aujourd’hui, des femmes et des hommes continuent d’être exploitées dans des conditions inhumaines, pour produire des marchandises qui, pour certaines, se retrouvent dans nos marchés et nos magasins.
L’empreinte de l’esclavage sur notre monde se lit aussi par le lourd héritage de préjugés et de stéréotypes qu’il a suscités pour défendre ses mécanismes monstrueux. Le racisme contre les personnes noires a été nourri, grossi, entretenu pendant des siècles pour justifier leur asservissement. Partout, ce leg continue de déformer les perceptions et d’alimenter les discriminations. Et dans certains pays, aujourd’hui même, celles et ceux qui le contestent risquent leur liberté.
Au moment de conclure mon propos, je veux saluer le combat de Saadia MOSBAH, présidente de l’association Mnemty qui lutte courageusement contre le racisme anti-noirs en Tunisie. Ce racisme est un héritage de l’esclavage qui a été pratiqué dans ces régions pendant des siècles. Saadia MOSBAH a œuvré pour que ce passé soit reconnu et commémoré. Elle lutte contre ses effets persistants, dont sont victimes aujourd’hui les migrants subsahariens.
Elle a été arrêtée cette semaine par la police tunisienne. En cette journée nationale dédiée au combat contre l’esclavage et ses héritages, je veux lui marquer notre solidarité et notre soutien, et j’appelle à sa libération immédiate.
Je vous remercie.
L’ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault
Président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage
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