Depuis vingt siècles, quand on va dans une église catholique apostolique romaine, quatorze peintures accrochées à des murs racontent la passion du Christ. Toutefois, depuis quelques années, à Port-au-Prince, les scènes de la Bible, racontant les atrocités qui ont ponctué le Chemin de croix du fils de l’Homme, sont vécues dans la piété sur la voie publique comme une grande manifestation pour voir, rencontrer, méditer, chanter et prier pour un pays incapable de défendre le droit à la vie. Vendredi Saint est l’instant, l’opportunité saisie par l’Église pour marquer la grande foule du sceau de la vie du Christ sur le destin du monde.
Le Christ est mort à trente-trois ans. C’était un souffle. Une étincelle dans l’éternité. Port-au-Prince vit la passion du Christ en grandeur nature en ce Vendredi Saint. Une marée de fidèles a prouvé leur démonstration de foi. Clamant leur passion pour le crucifié, les chrétiens défilent dans les rues. L’avenue John Brown, à Lalue, est noire de monde. Dj Cash Cash, un char sonore, doté de haut-parleurs fait office d’église ambulante. Sous la conduite des prêtres, la foule vit les dernières heures du Christ. La Police nationale d’Haïti, la mairie de Port-au-Prince, la Croix-Rouge, une escouade de scouts, la pastorale des jeunes, Pitit manman Marie, avancent à petits pas dans ce flot de fidèles.
« Kretyen idantifye w! », lance père Frantzy Petit-Homme du haut de son char. Les fidèles répondent : « Nou se pitit manman Marie. »
On notera au passage, quinze paroisses de la zone métropolitaine de Port-au-Prince, en signe de solidarité, ont organisé ce chemin de croix (Christ-Roi à Bourdon, Saint-Louis roi de France, Immaculée de la grotte, Saint-Michel de Sans-fil, Saint-Antoine Marie Claret, Saint-Alexandre de marché Salomon, Sacré-Cœur de Turgeau, Sainte-Anne de Morne-à-Tuffe, Chapelle Notre-Dame de Fatima, la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption de Port-au-Prince, Saint-Gérard de Carrefour-Feuilles, Saint-Antoine de Padoue, Saint-Joseph, Paroisse universitaire).
À chaque station, les prêtres, en nombre imposant, rendent vivante cette marche méditative inscrite dans la perspective de la Résurrection à la Pâques. Ils accrochent un message, une parole qui relie le temps biblique à notre quotidien. Aussi la scène, l’emplacement où les acteurs se montrent devant la foule prend-elle un sens, s’actualise-t-elle sous ce soleil de plomb.
« Que veut dire être chef si on n’est pas au service de son peuple ? Qu’est-ce que cela veut-il dire être chef quand l’insécurité bat son plein dans le pays et on ne s’investit pas pour un retour à la paix ? Que veut dire être chef quand l’alternative, pour ceux qui ont les moyens pour se protéger, est le véhicule blindé ? » Autant de questions à chaud, éprouvantes, pour une société qui tourne dans un cercle vicieux.
Jésus Christ a vécu une épouvante. Après sa résurrection, il est monté vivre au ciel, auprès de son Père. Haïti, elle, depuis son indépendance, en 1804, vit une épouvante sans fin.
Quand toute la confiance d’un peuple s’effrite
Les scènes de rue sorties tout droit du Moyen-Orient retracent en plusieurs lieux dans la même temporalité les durs moments que Jésus a vécus à Jérusalem pendant la fête juive de la Pâque, sous l’administration de Ponce Pilate. La représentation de ces moments cristallisés dans la Bible n’a pas perdu de sa teneur de violence: Barabas libéré, Jésus est condamné à mort. Une couronne d’épines sur sa tête, il est flagellé dans sa chair et dans son esprit. Humilié, insulté, ses bourreaux lui imposent une lourde croix. Il n’arrive pas à marcher sous ce lourd fardeau, il croule à terre.
À Lalue, les fidèles, assis ou debout, à genoux, les bras en croix ou abrités derrière des parasols, chantent des couplets de chansons dédiés à Marie, la Bienheureuse mère à laquelle Haïti a remis son âme. Désormais le pays se tourne vers cette mère quand toute sa confiance s’est épuisée sous le regard indifférent des dirigeants de la République. « Nou salye w manman Notre Dame, manman ki gen tout pouvwa. Manman pèp ayisyen. »
Des maillots frappés aux slogans de la foi crient toute la détresse d’un peuple : « Peyi nou an danje, lavi nou menase. Manman Imakile lapè pou nou»; « Bénis sois-tu, Saint-Antoine, fais-nous vire mieux en famille »; « Reprann fòs nou nan lafwa, lesperans ak lacharite nan tan difisil sa yo »; « Manman Notre-Dame espwa pèp ayisyen ».
Un acte de mémoire
Au fil des stations, les derniers moments de la vie du Christ se rapprochent. Encadrée par les forces de l’ordre, la procession avance sous la canicule. Elle chemine dans la ferveur pour rappeler que Jésus est mort sur le calvaire pour racheter nos péchés. La foule de croyants suivent les leaders religieux pas à pas pour que Haïti entre dans le mystère de l’amour de Dieu.
Ce chemin tracé comme un voyage de pèlerin vers un lieu de dévotion fait acte de mémoire, en Haïti. Il relève d’un témoignage d’amour pour des catholiques qui pressent sur leur coeur une petite croix symbolisant le Christ, sa crucifixion au mont Golgotha, à Jérusalem.
Devant DJ Cash Casch qui roule, la foule se déroule. En tête des fidèles, un acteur vêtu d’une longue robe blanche porte une grande croix. Une cohorte de prêtres, de sœurs religieuses, de jeunes du groupe Kiro d’Haïti prie, médite sur les étapes du calvaire d’un pays hissé au sommet de son désespoir.
« Pale pou nou Granmèt ! Pale pou pèp ayisyen an. Nou pa gen fòs ankò. Nou pa gen vwa pou nou kriye granmèt », se lamente père Frantzy du haut de son char.
La foule conjugue prières, méditations, chansons, lamentations à la mémoire du crucifié. Le char suit le mouvement de la foule et appelle à la miséricorde divine.
Dans le haut-parleur éclate toute la souffrance, toute la somme de détresse d’un peuple : les lots de morts que la violence fait au quotidien, les familles brisées dans les larmes et dans le sang, la justice comme plaie béante qui enfonce la société dans l’enfer, le kidnapping, le chômage, l’environnement dégradant, la corruption, l’ensauvagement de la société, l’insécurité, le droit à la vie qui n’est qu’un vain mot, la honte bue jusqu’à la lie, l’humiliation de tout un peuple sous le ciel d’Haïti. Ces souffrances egrennées ouvrent les blessures de l’âme.
Chaque séquence de la tragédie infinie d’Haïti depuis 1804 est là, dans l’impunité glorieuse des bourreaux, dans le sang, les coups d’État, le regard éteint, les oreilles bouchées à la cire, dans les sens morts devant la détresse d’un peuple.
La rue devient vivante en ce Vendredi Saint déployé comme un parchemin sur le bitume. Ce ne sont pas des peintures. Ce ne sont pas des masques. Ce sont, à Lalue comme au Champ de Mars, des acteurs qui nous ressemblent qui rejouent une fraction de la vie du fils de Dieu dans le temps humain.
Les derniers moments de la vie de Jésus
La foule suit de près les derniers moments de la vie de Jésus. Avant Golgotha, il rencontre sa mère ; il aura ensuite l’appui de Simon de Cyrène qui l’aidera à porter sa croix. Quelques instants de tendresse aussi sur ce parcours. Avec Véronique, une parenthèse d’humanité s’esquisse. Elle essuie la face ensanglantée du fils de l’Homme. Cette scène fait un pied de nez à la laideur d’un monde éternellement apte à fouler au pied les droits des plus faibles.
La foule chante et prie le long de la voie publique. Ce sont les pages de la Bible qui rafraîchissent les mémoires. Une fois de plus, le Christ se plie sous la croix, symbole de toutes les souffrances que les puissants infligent à ceux qui n’ont pas le droit de goûter sur terre le bonheur du monde. Les soldats de l’Empire romain armés de lances l’entourent et le forcent d’avancer vers Golgotha où il rendra l’âme devant une foule. Jésus tombe pour la troisième fois. C’est assez ! Il sera dépouillé de ses vêtements, crucifié, et mort sur la croix comme un homme: « Oh mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » Lancinante question sur le Champ de Mars. Le Christ est mort. Il sera déposé comme toutes dépouilles dans un tombeau.
Sur les visages se lisent des moments d’émotion. Les fidèles brandissent leur croix en l’air ou leur chapelet comme pour conjurer un mauvais sort qui aurait emparé la société.
Le char du chemin de croix aura parcouru quatorze stations. Quatorze scènes de passion en grandeur nature. Ce Vendredi Saint, Port-au-Prince a élevé sa voix confiante au Très-Haut. Les fidèles catholiques ont marché parce qu’ils croient que le fils de Dieu, qui a été persécuté, martyrisé et tué, est la source de vie qui se charge de leurs souffrances.
Claude Bernard Sérant
serantclaudebernard@yahoo.fr
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