Lettre ouverte à l’humanité

 

 

Wooselande Isnardin, étudiante en droit, propose souvent ses papiers à la page Culture de notre quotidien. Aujourd’hui, elle soumet à notre réflexion un texte sur la réalité d’Haïti et du monde. Ouvrons cette lettre ouverte à l’humanité.

Je me trouve face à un dilemme en débutant cette lettre. Devrais-je aborder la tragédie russo-ukrainienne qui continue d’envoyer à la tombe des milliers de vies, des blessés, des amputés et toutes sortes de handicap ? Devrais-je évoquer le conflit israélo-palestinien ? Le même scénario. Des frères humains qui tombent chaque jour. Et chaque vie compte. Un mort de plus est un mort de trop ! Combien de morts, de blessés, de handicapés faudrait-il ? Quelle quantité de sang doit-il encore couler pour que cesse l’hécatombe ?

Nombre de morts ? En réfléchissant, je ne vais pas vous embêter avec ces détails.

Wooselande Isnardin, étudiante en droit

Je vous promets que dans cette lettre ouverte à l’humanité, je ne vais pas vous raconter que je dors et me réveille presque tous les jours au son des projectiles ou vous décrire l’horreur d’avoir vu un homme décapité, baignant dans son sang, en me rendant à la faculté il y a deux jours. Je refuse de vous décrire, à travers les yeux hurlant de terreur, une mère accompagnée de ses enfants, cette scène poignante où l’on brûle vivant trois jeunes hommes.

Je ne compte pas vous parler non plus de la guerre des gangs qui a fait des milliers de morts et qui continue de détruire des vies en Haïti, ni oser vous raconter combien de femmes sont violées par jour, et les différents enlèvements contre rançon perpétrés par des bandits chez nous. Je vous jure que je ne vous raconterai jamais l’assassinat de plusieurs professeurs d’université émérites, notamment le bâtonnier de l’ordre des avocats de Port-Au-Prince, Me Monferrier Dorval, ou encore le professeur Patrice Michel Derenoncourt, kidnappé puis tué par des individus armés tout de suite après avoir  dispensé son cours à l’université.

Pourquoi mentionner, dans une lettre de cette facture, que le président haïtien en fonction a été assassiné chez lui en juillet 2021 et que le pays est dirigé par un Premier ministre depuis cette même année et qui ne fait rien pour rétablir l’ordre dans le pays afin que les élections soient une perspective lointaine dans le calendrier de notre république ? Non, non. Ce serait trop ennuyeux.

Je ne dirai pas un mot sur le fait que la plupart des tribunaux de la République sont fermés en raison de l’insécurité ; que le Parlement est une relique du passé, que les gens doivent parfois payer des gangs pour accéder aux soins de santé et se déplacer dans certaines zones du pays.

Pourquoi devrais-je vous déranger avec ces nouvelles qui ne sont pas nouveaux alors que le monde est déjà saturé de tragédies ?

Au lieu de vous accabler de ces faits, laissez-moi vous divertir. Pour illustrer. Hier, je discutais avec une amie étrangère, une Canadienne. Elle étudie le droit comme moi. Je partage souvent avec elle ma passion pour les droits humains. La sienne : le droit international. Vous savez, elle m’a dit ironiquement : « Wooselande, je te trouve normale comme personne, je ne pensais pas qu’il y avait encore des gens normaux qui vivaient dans ton pays.»  Évidemment, je n’ai pas osé lui demander ce qu’elle entendait par «normaux» dans un espace géographique et humain où la mort est le quotidien de la population. Ces propos me donnent à réfléchir. Je ne me résous pas à l’idée que nous autres, Haïtiens, nous restons passifs à ce qui est fondamental : le droit d’être en vie et de rester vivant. Est-ce ainsi que nous prenons le chemin du cimetière sans faire valoir notre droit ? L’homme est-il vraiment un homo sapiens ? Sapiens veut dire sage. Si c’est ainsi qu’on est humain, sapiens est dissonant à la raison et échappe à toute logique dans un monde qui ne respecte pas la vie et qui trouve éternellement une raison pour faire la guerre. Que c’est triste ! Il y a une raison en tout.

Wooselande Isnardin, étudiante en droit

Est-ce ainsi que les hommes vivent?

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