Patrice-Manuel Lerebours a fait le grand voyage, le mercredi 24 janvier 2024. Il est parti tout juste cinq jours après les funérailles de son cavalier polka, l’architecte et photographe Randolphe Moïse. On les voyait toujours ensemble à festoyer. Patrice aimait la vie et les joies simples. Il n’avait pas besoin de beaucoup pour faire éclater sa joie. Il en sortait des blagues à vous faire tordre de rire et cultivait aussi l’art de l’autodérision. Patrice aimait sa famille ; il adorait ses enfants comme la prunelle de ses yeux. Leurs noms passaient souvent dans les échanges amicaux. Son père, le Dr Michel Philippe Lerebours, historien de l’art, enseignant, écrivain, il le vénérait pour sa grande culture. L’auteur d’Haïti et ses peintres de 1804 à 1980 est un modèle d’intellectuel dans le monde de l’art.
Peintre, photographe, graphiste, journaliste, Patrice était multitâche. Lorsque j’ai connu Patrice au quotidien Le Nouvelliste, à la rue du Centre, j’étais tombé sur un graphiste ; par la suite, je découvrirai un journaliste multimédia, un tout-terrain capable d’écrire sur plusieurs sujets et qui avait l’œil, le cœur et l’esprit d’un photographe.
Quand nous allions à l’intérieur du pays pour réaliser des reportages, c’est Patrice qui faisait des photos pour habiller mes textes. Il les habillait, les architecturait. Au retour de mission, il entrait dans la peau du graphiste pour mettre en page mon papier. Et lui, de son côté, faisait une bonne provision de sujets sur une commune de notre territoire où nous avions posé nos valises.
Sur place, on dressait nos plans. On allait par les routes, il récitait tout haut les poèmes de Jacques Prévert. Et je lui demandais tout le temps pourquoi il me sort toujours ce poète ? Il me disait qu’il aimait Prévert pour son langage familier, ses jeux de mots et la mélodie qui coule de source dans le texte.
On allait couvrir le maximum de sujets : santé, environnement, culture, politique, économie. Et moi, je voyais en tout ça des déterminants de la santé. On a voyagé à plusieurs reprises ensemble par voies terrestre et aérienne.
Le voyage le plus improbable que j’aie fait avec Patrice, c’est un jour où l’on devait se rendre au Cap-Haïtien par les ailes de Tortug’Air. On était largement en retard. Il y avait un blocus monstre du côté de Nazon. J’ai dit à Patrice, mon vieux, je rebrousse chemin. Mais il était déterminé. Convainquant comme lui seul, il m’a servi cet argument : on ne peut pas reculer si on est déjà en chemin. Tant que nous ne serons pas à l’aéroport, tant que nous n’aurons pas vu de nos yeux que l’avion n’est pas sur le tarmac, on poursuit notre route.
On avait cumulé trois heures de retard quand nous sommes arrivés à l’aérogare Guy Malary, à Maïs Gâté.
On s’envolera pour le Cap et l’on aura bien marré sur ce retard. L’impossible arrive toujours en Haïti, faut bien y croire, avait-il rigolé.
J’ai revu Patrice en pensée
Quand on m’a appris la mort de Patrice-Manuel Lerebours, j’ai revu en pensée les communes que nous avions parcourues au temps où le droit à la libre circulation d’un lieu à l’autre du territoire d’Haïti était possible. Patrice est parti au moment où Haïti se quadrille de frontières physique et mentale. Les frontières étaient toujours là pour tenir la population dans la marge, mais elles n’étaient pas érigées aussi visiblement. Il y avait un certain verni qui alimentait nos illusions.
Je viens de lire un des papiers de Lerebours. Son coup de gueule, dans cet article paru en 2022 dans l’Observatoire, a le même punch qu’auparavant : « Nous devons avoir la décence de reconnaître qu’effectivement, ainsi que le disent si souvent les jeunes, « granmoun yo echwe », s’ils n’ont ni la décence ni le courage d’intervenir pour mettre un terme à cette dérive qui détruit la génération des « timoun 2000 yo » et hypothèque l’avenir des générations futures. Se pa pase granmoun yo echwe pou timoun yo chire.»
Et je veux continuer à citer le journaliste qui a cristallisé sa réflexion dans ces lignes : « Notre jeunesse se gave d’alcool et de marijuana pour ne pas regarder la réalité en face. C’est triste mais, il faut l’admettre, la réalité dont elle a hérité est dégueulasse et, comme nous ne sommes sûrement pas responsables de cet état de fait, nous continuons à fermer les yeux comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Quelle lâcheté ! Quelle irresponsabilité !
L’insécurité est partout et gagne du terrain parce que nous laissons faire, parce que, par notre impudente passivité nous sommes complices car, contrairement à ce que pourraient dire les bien-pensants pour se donner bonne conscience, ce n’est pas obligatoirement avec des armes à feu et/ou contondantes que l’on détruit la vie. Le silence peut être aussi, sinon plus, criminel. Et, ils le savent, ceux qui font semblant de ne pas voir. »
Tout lecteur, habitué à lire ce vieux routier du journalisme, reconnait ce ton, cette présence, ce style. Dans l’Observatoire comme dans Le Nouvelliste, il écrit à l’encre forte ses quatre vérités.
Patrice a fait le grand voyage au moment où Haïti se vide de sa jeunesse, de ses cadres, de ses ressources, et se meurt. Comment ne pas être triste, Patrice ?
Claude Bernard Sérant
serantclaudebernard@yahoo.fr
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