Par Gary Klang
« Peuples ! écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n’est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots »
Plus que tout autre, le poète est voyant. Il explore les abîmes, les sommets, les lieux inexplorés, et exprime des visions dont lui seul a la clé. Lorsque l’inspiration m’habite, je suis dans un état second, un peu sans doute comme devait l’être la pythie quand elle prédisait l’avenir aux hommes effarouchés.
Le jour où les éditions Le Temps des cerises m’ont demandé un poème sur le rouge, je l’ai intitulé Le Rouge aimé. Il n’y a aucun rapport entre cette couleur et Haïti, ma terre natale, mais en l’écrivant j’exprimais de manière totalement inconsciente quelque chose d’inexistant qui allait, hélas ! devenir réalité :
« Gris est l’enfant qui voit la mer
Et ne peut y entrer
Grise ma douleur sur le sang des astres
Et ma mémoire au bout des songes
J’habite une île qui n’existe pas
Une terre qui n’a pas su éclore
Je vis un temps inachevé
Dans une mer de corail où la vie s’est éteinte
Ai-je encore droit au rêve
Donnez-moi vite un peu de rouge
Que j’y mette
Sans tarder
Un grand vol d’hibiscus »
Tout y est dit avant les événements : l’île qui n’existe pas, une terre qui n’a pas su éclore, la mer où la vie s’est éteinte…
Mais il y a plus troublant.
J’ai reçu cette anthologie au moment où Haïti était réduite à l’état de souvenir par le tremblement de terre désormais historique du 12 janvier 2010. Or, peu de temps avant, les éditions Mémoire d’encrier m’avait annoncé la parution de mon dernier recueil de poèmes, Toute terre est prison.
Une métaphore devenue réalité, d’autant plus que dans ce recueil se trouve un poème encore plus prémonitoire que le précédent :
« La carrière de sable
Ressemble
À un vieux corps sans âme
Tout comme cette terre
Qui s’enfonce dans la mer
Et la mer qui prend couleur de sang séché
La ville assiège le port
Elle n’a plus rien des murs de ma mémoire
Toute terre est prison
La mienne a pris la couleur du sang frais
Et les enfants se meurent
Sous les dalles d’insouciance
Même le soleil vous fait grise mine
Les fruits n’ont pas d’odeur
Ils sont tous blets avant d’éclore
Quelle est donc cette souffrance
qui s’acharne sur ma terre
Tout espoir s’est figé
comme une bougie éteinte
Ma terre-prison aux murs de peur
La mer couleur de sang
Quelle est donc cette douleur
qui s’attaque à mon île
Ma terre est un très vieux souvenir
qui s’estompe dans les sables »
Ce poème, écrit en 2008, m’était inspiré par l’effondrement d’une école à Port-au-Prince. Mais ce qui me frappe encore plus aujourd’hui, c’est que mon inspiration dépassait de loin le lieu de la catastrophe et s’étendait à l’ensemble du pays.
Le poète se fait voyant, disait Rimbaud, par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens… Il arrive à l’inconnu et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Affolé, je le suis moi aussi, car ma vision se déployait sous la dictée d’une voix prophétique et sans visage. J’étais, à ce moment-là, le messager de l’inconscient.
Et quand j’écris : Ma terre est un très vieux souvenir Qui s’estompe dans les sables, tout est dit. Ayant perdu des amis, ma maison familiale, mon quartier, mes repères et ma ville, il ne me reste aujourd’hui que quelques photos et mes souvenirs. Situation encore plus tragique en 2023 lorsque l’on voit ce qui se passe actuellement en Haïti avec les gangs et les tueries.
Après les crimes commis par la nature, ceux perpétrés par les humains!
Et dépassant la vision tragique du présent, mon poème du Temps des cerises posait également la question de l’avenir :
Ai-je encore droit au rêve ?
Affolé, il y a vraiment lieu de l’être. Car d’où viennent ces intuitions ? Quelle voix nous les souffle ? Mystère de la poésie.
Et maintenant qu’Haïti fut détruite par un tremblement de terre qui marquera à jamais notre conscience, comme le séisme de Lisbonne avait frappé les hommes du XVIIIe siècle et Voltaire le premier – qui écrivit lui aussi un poème à ce sujet – il faut crier très fort l’importance capitale de la poésie que jamais rien, ni la prose, ni la musique, ni la peinture ne pourront remplacer.
J’avais lu dans Le Monde diplomatique de janvier 2010 un article du poète Jacques Roubaud qui m’avait interpellé, car il dénonçait l’indifférence des éditeurs vis-à-vis de la poésie. Comment la France, pays de Victor Hugo, d’Aragon, d’Apollinaire et de Rimbaud, pouvait-elle se désintéresser de la poésie ? Je profite donc de cet article pour supplier les éditeurs français et autres d’accorder à la poésie toute l’importance qui lui est due, car elle exprime ce que jamais la prose ne pourra communiquer.
Alors qu’en Chine, au Venezuela et au Mexique, entre autres, où je fus invité à des festivals littéraires, j’ai pu constater que, contrairement à la France, la poésie y était étonnamment vivante. Au Mexique, par exemple, nous avons dit des poèmes dans cinq villes et dans des salles toujours pleines; tandis qu’en France, actuellement, je doute que cela soit possible avec l’affreux bruit de casseroles qui accompagne Macron partout où il se rend. Quant à Haïti, n’en parlons même pas.
Or le poète étant irremplaçable, je dis à tous les hommes, poètes ou simplement lecteurs :
« Ne laisse jamais
La poésie du monde
Devenir prose »
Gary Klang
garyklang@hotmail.com
Loin des tumultes du quotidien, laissez-vous bercer par la poésie. Cliquez ici :
https://www.youtube.com/watch?v=DS7f6KQzysw
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