Mme Franck Paul, une enseignante exceptionnelle

Portrait

 

 

Madame Franck Paul, née Marie Marthe Balin, est venue au monde le 19 avril 1936, à Port-au-Prince, sous la présidence de Sténio Vincent. Son père, Léon Balin, est juge. Il est né dans la capitale haïtienne le 23 septembre 1884 ; sa mère, Stela Alma Alexis Étienne, a vu le jour le 27 janvier 1904, à Port-au-Prince, à l’angle des rues Dr Aubry et des Fronts forts. C’était la dernière maison au toit d’ardoise en face de l’ancienne Cathédrale de Port-au-Prince, là où Toussaint Louverture fut consacré gouverneur général à vie de l’île d’Haïti. Alma a été très tôt orpheline de père et de mère, à onze ans.

En cette fin d’après-midi du mois de septembre 2022 qui transfigure le visage de madame Franck Paul, le film de sa vie se déroule devant moi. Assise dans un fauteuil à bascule, au milieu du jardin de sa maison au Canapé-Vert, elle raconte : « Je connaissais ma grand-mère paternelle. Elle s’appelait Clorinde Cazeau, elle était des Cayes et était la fille du conte Cazeau des Quatre chemins sous le deuxième empire de Faustin Soulouque. Je l’ai bien connue, elle a vécu à Port-au-Prince. Elle est morte à 87 ans. Tout juste deux mois avant mon père. Je me souviens qu’elle était très très lente. Mon frère et moi, on allait la chercher chez elle et on devait traverser le Champ de Mars parce qu’elle habitait la rue Lamarre, et nous, la rue Romain, en face du Stadium Vincent. »

Pour honorer madame Franck Paul

Dans cette douce lumière de septembre, je cristallise sa voix sur mon dictaphone dans la perspective de rendre lisible ce qui est audible. « À cette époque, pour traverser le Champ-de-Mars, c’était tout un périple. Il fallait s’asseoir de temps en temps. Elle était fatiguée, la pauvre grand-mère. C’était plaisant, il y avait énormément de papillons. Ils nous frappaient tout le corps. Que sont devenus ces papillons ? Grand-mère est morte en octobre 1945 », se souvient-elle.

Le juge Léon Balin dans un monde en pleine tourmente

La petite Marie Marthe a 9 ans lorsque son père, le juge Léon Balin, meurt en décembre de la même année après sa grand-mère. Il décède deux mois après sa prise de fonction en tant que directeur du Bureau d’Information à la Presse (BIP).

Léon Balin, homme intègre, réservé, était juge, à Port-au-Prince, dans une Haïti et un monde en pleine tourmente.

Le dimanche 7 décembre 1941, une escadrille d’avions de l’Empire Nippon détruit, par surprise, la flotte de guerre américaine à Pearl Harbor. Sept ans après l’occupation américaine d’Haïti (28 juillet 1915 –  1er août 1934), le président Élie Lescot prend les rennes du pouvoir en Haïti, le 15 mai 1941. Il déclare la guerre au Japon, sur demande du gouvernement américain, le 8 décembre 1941.

Madame Franck Paul à la foire du livre au Collège Canado haïtien

Lescot se donne à fond. Il est sur les rails d’une logique qui le conditionne à la guerre. Concrètement, il offre aux Américains de l’espace, des points stratégiques du territoire d’Haïti pour lancer des attaques contre l’ennemi nazi. Il se place dans la ligne des alliés.

« Le gouvernement et le peuple haïtien, profondément indignés par la lâche agression japonaise dont ont été victimes des possessions américaines vous demandent de considérer que la République d’Haïti est totalement liée aux États-Unis dans une pareille conjoncture. Si pour des besoins militaires, quelques points ou lieux du territoire haïtien étaient nécessaires aux forces américaines, le gouvernement haïtien offre, une fois de plus, au gouvernement des États-Unis tout son concours et accueillerait avec enthousiasme toute suggestion ou demande qu’il plairait à celui-ci de formuler. » Par la même occasion, le gouvernement du président Lescot autorise un passeport haïtien à tout Juif désireux de sortir de l’Europe prise dans le tourbillon de la folie de l’histoire.

Pour prouver sa bonne foi dans cet effort de guerre, le président haïtien délie les cordons de la bourse : un million de dollars sont versés aux Américains.

Quelques années plus tard, il demande aux Etats-Unis de l’aider financièrement, l’économie d’Haïti étant anémiée ; de plus, il faut payer la dette de l’indépendance. Sa requête ne sera pas prise en considération.

Nous sommes à une époque où la vision du monde de l’Occident s’appuie outrageusement sur le racisme. Et le contentieux de la première République noire indépendante du monde en 1804 n’est pas encore vidé.

Sur le sol des États-Unis d’Amérique, entre-temps, les Noirs luttent pour être acceptés comme les enfants du pays qui proclame le bonheur comme principe constitutionnel.

La brave femme noire afro-américaine, Rosa Parks, 42 ans, n’est pas encore montée, le 1er décembre 1955, dans le bus de Montgomery (Alabama) conduit par James F. Blake pour oser déclarer, droit dans les yeux, à un Blanc, qu’elle est fatiguée et qu’elle ne va pas lui céder sa place. Non, elle n’était pas fatiguée, avouera-t-elle bien des années plus tard. « Je n’étais fatiguée que d’une chose : fatiguée de céder ». À la mort de cette icône de la lutte contre la discrimination raciale en 2005, « La société de bus RTA rend hommage à la femme qui s’est tenue debout en restant assise ».

Le Pasteur noir américain, Martin Luther King, n’est pas encore venu prononcer, le 28 août 1963, son discours rassembleur sur les marches du parvis du Lincoln Mémorial à Washington où trône une statue de l’ancien président des Etats-Unis, Abraham Lincoln.

Marie Marthe a 27 ans lorsque Martin Luther King prononce son célèbre discours. Elle a déjà voyagé aux États-Unis. Elle a vent des conditions inhumaines dans lesquelles se débattent les Noirs après l’abolition de l’esclavage sur le sol américain en 1865.

Ce discours sur les droits civiques entré dans la légende, Marie Marthe l’a cristallisé dans sa mémoire : « Je rêve qu’un jour sur les collines rousses de Géorgie les fils d’anciens esclaves et ceux d’anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité.

Je rêve qu’un jour, même l’Etat du Mississippi, un Etat où brûlent les feux de l’injustice et de l’oppression, sera transformé en un oasis de liberté et de justice.

Je rêve que mes quatre petits-enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur la valeur de leur caractère. Je fais aujourd’hui un rêve ! »

Au moment où la deuxième guerre mondiale touche le monde, l’économie haïtienne est calamiteuse. Le pays traîne le boulet d’une dette publique, la dette de l’Indépendance, l’oppression financière imposée par la France en 1825. Après l’occupation américaine, Haïti croule encore sous ce fardeau. Il faut payer au maître Blanc qui a perdu ses esclaves, ses plantations et qui a vu ses usines de l’île à sucre partir en fumée.

Le développement du pays est plombé malgré ses importantes ressources naturelles et sa situation géographique stratégique favorable. La population s’en prend violemment à la classe politique jugée corrompue et antipatriotique. Les révolutionnaires de tous bords jugent rétrograde ce gouvernement à la tête du pays. Corrompu, les policiers ruraux, brutaux, désignés sous le nom de chefs de section, sont des makouts avant la lettre. Ce n’est pas sans raison qu’en 1944, les petits soldats avaient organisé une rébellion pour renverser l’ordre en place. Mais la tentative de renversement ayant mal tourné, ils sont capturés et froidement exécutés.

C’est dans le contexte d’un pays en détresse, où la jeunesse réclame justice, dignité humaine et des libertés, que le ministre de l’Intérieur, Gontran Rouzier, avait insisté personnellement pour que ce personnage qu’est le juge Léon Balin redonne confiance à la population. Il fait appel à lui pour diriger le Bureau d’information de la Presse (BIP) à un moment où le pays fait face à un climat de protestations dû à l’évidence d’un échec que le gouvernement refuse d’admettre. Le BIP était un bureau de censure de la presse.

Les jeunes poètes, nourris de marxisme-léninisme, mythe révolutionnaire qui irrigue les œuvres des écrivains, ne jurent que pour les intellectuels résistant aux constructions idéologiques de la droite et à l’impact de la politique impérialiste dans la réalité quotidienne des peuples dominés. Qui à cette époque n’était pas bercé par Jean Paul Sartre ? Les jeunes ont le cœur à gauche et rêvent de révolution. C’est à ces jeunes gens que Me Léon Balin accorde l’autorisation de sortir le journal La Ruche.

Dans l’intervalle, à l’invitation de Pierre Mabile, l’attaché culturel français en Martinique, le poète André Breton, rentre à Port-au-Prince, en décembre 1945. Il prononcera une série de conférences marquées par son engagement politique, philosophique et artistique. Les propos de Breton, le pape du surréalisme, trouvent écho dans le cœur des jeunes poètes haïtiens, Jacques Stephen Alexis, Gérald Bloncourt, René Depestre, pour ne citer que ceux-là. Ces jeunes plumes relaient le chantre du surréalisme qui veut « transformer le monde » et « la vie » à travers des articles dans le journal La Ruche publié en janvier 1946.

Me Balin a tiré sa révérence pour l’Orient éternel, au milieu de cette tempête, sans avoir censuré le journal des jeunes révolutionnaires qui ont emporté Elie Lescot le le 11 janvier 1946.

Papa Léon n’est plus. L’homme généreux qui donnait sans compter n’a pas laissé de comptes bien garnis en banque, ni carrosse, ni maison à sa famille.

L’histoire au gré de la mémoire

Mme Franck Paul

Assise sur sa dodeline à l’ombre des arbres, madame Franck Paul déplie l’histoire vécue au gré de sa mémoire : « Ma mère était d’un grand courage et d’une grande sérénité. Quand mon père est mort, elle a fait front. Elle avait une passion. C’était la fine couture. Elle faisait des robes pour bébé avec de la dentelle valencienne, des chemises de nuit. Tout le monde à la maison se mettait à coudre et à tenir l’aiguille ; même mes frères savaient manipuler la machine Singer. »

D’un bond, elle revient en arrière, histoire de se rappeler le bon vieux temps. Il a, ce temps-là, le parfum nostalgique aux senteurs d’une maison entourée d’une grande cour à la rue Romain près du gymnasium Vincent, à Port-au-Prince. Aussi loin que remonte son enfance, le bonheur a le goût de ce toit rempli de têtes joyeuses d’enfants.

« Ma mère a eu deux couples d’enfants en l’espace de cinq ans : ma sœur aînée, Miche et un an et demi après, mon frère Marc. Cinq ans plus tard, Pierre. Et dans l’espace de quatorze mois, moi-même. Avant son mariage avec ma mère, mon père avait eu ma sœur Marie Rose et mon frère Jacques. Il avait vingt ans de plus que ma mère. À la rue Romain, il y avait l’un de nos oncles et des tantes qui habitaient avec nous. L’une d’elles, Jeanne, était ma marraine. Il y avait six enfants de ma tante Christine veuve Gaston Tassy qui étaient avec nous. »

Mme Franck Paul entourée de journalistes

À la mort du patriarche, âgée de soixante et un ans, la famille élargie se disloque. Chacun se disperse aux quatre coins de la zone métropolitaine. Madame Balin déménage avec ses enfants de la propriété de la rue Romain. Au début de 1946, on s’installe au Bas-Peu-de-Chose.

De l’autre côté de l’Atlantique, la guerre continue de gronder. Erwin Romel, le renard du désert provoque des accès de rage d’Hitler. Pour le Führer : pas question de se replier. Le combat continue avec son cortège de morts, de blessés, d’amputés, de vies brisées et de champs de ruine. Le tyran fou de l’Allemagne met en place l’holocauste. Des millions de Juifs trouvent la mort dans des camps de concentration à Dachau en Allemagne, à Auschwitz en Pologne, à Natzweiler-Struthof en France, à Bois-le-Duc-Vught au Pays-Bas, à Rawa Ruska en Ukraine, à Kaunas en Lituanie, à Vaivara en Estonie, pour ne citer que ces lieux.

La petite Marie-Marthe est loin de ce conflit meurtrier de l’histoire qui arrachera la vie à 2,5% de la population mondiale.

Mare Marthe en compagnie de ses camarades

Marie-Marthe est trop jeune pour savoir qu’après le bombardement de Pearl Harbor, le président Élie Lescot avait déclaré la guerre à l’Allemagne et au Japon. Bien des années plus tard, elle apprendra de sa mère de grandes révélations. À 86 ans, elle me confie à voix basse, réflexe d’une citoyenne qui a vécu sous la dictature de Papa et de Baby Doc : « Mon père était l’ami de BenoÎt Batraville. C’est lui qui tenait, paraît-il, la correspondance de ce révolutionnaire. Celui-ci était l’ami et le successeur de Charlemagne Péralte, le chef de la résistance à l’occupation américaine. »

Chez les Balin, on se soude la ceinture. On n’habite plus sous un toit blotti dans un écrin de verdure. Elle avait une longue cour, cette maison. On pouvait sortir à la rue Capois. C’était si bon de vivre au milieu des arbres familiers : Kénépier, manguiers, aki et jaune d’œuf, un fruit qui a disparu de notre paysage fruitier. On gardait des poules et des cochons d’Inde. Alors qu’elle me raconte son enfance, j’imagine ce qu’était la campagne au cœur de la ville.

Une disposition pour l’enseignement

Madame Franck Paul se souvient de ce temps bercé de tendres insouciances comme si c’était hier. D’une légère inflexion de la tête, elle revient au pays de son enfance et je voyage avec elle jusqu’aux rives de ce passé qui fonde sa disposition pour l’enseignement. « Ma cousine, madeleine Tassy et moi, nous jouions à la poupée comme toutes les petites filles et surtout on faisait des ribambelles de poupées en papier. On les asseyait en gradin et on faisait la classe. Alors je ne sais pas si c’était une disposition naturelle ou bien un hasard. À part cela, j’étais comme tous les autres enfants. »

Madame Franck Paul, une figure emblématique de l’enseignement en Haïti

En 1942, la petite Marie Marthe Balin est allée en classe, à l’âge de six ans, à l’École Ste Thérèse de l’Enfant Jésus, à la rue Marcelin. Elle se souvient : « Lorsque je suis entrée en classe enfantine à l’école, le premier livre que l’on a mis entre mes mains s’appelait : J’apprends à lire ; ensuite, Je lis, puis Je lis déjà ».

Quand la petite fille revient à la maison, avec les quelques rudiments de lecture, elle continue à faire la classe avec ses poupées. C’est la joie de lire. Les années ont passé, l’habitude du livre s’ancre chez elle. Poussée par ce plaisir de goûter les pages des ouvrages truffés d’images, elle aborde de très tôt les livres jeunesse. Les contes populaires et traditionnels d’Alibée Féry (Bouqui et Malice, Fils du Chasseur) ; Georges Sylvain (Cric ? crac ? fables de la Fontaine racontées par un montagnard haïtien) ; Suzanne Comhaire-Sylvain (Les Contes haïtiens, Contes du pays d’Haïti, Le roman de Bouqui), des auteurs haïtiens qu’elle a lus et relus.

Mais à l’époque, les livres pour enfant écrit par des auteurs haïtiens pouvaient se compter sur les doigts de la main. Aussi son père apportait-il à la maison des livres venus de France. Tout son royaume était enchanté par les frères Grimm (Blanche-Neige, Hansel et Gretel, Cendrillon, La Belle au bois dormant) ; Charles Perrault (Le Petit Chaperon rouge, Barbe bleue, Le Petit Poucet, Peau d’Âne) ; Hans Christian Andersen (Les Habits Neufs de l’Empereur, La Petite Sirène, La Reine des Neiges, Le vilain petit canard). Elle s’est abreuvée de Les Mille et Une Nuits, contes populaires d’origine persane, indienne et arabe qui mettaient des étoiles dans ses yeux. Les voyages de Gulliver de Jonathan Swift. Et sur les ailes du rêve, elle est souvent partie au pays de l’imaginaire, en compagnie de sa fratrie, de ses cousins et cousines, avec sa grand-mère et sa maman qui racontaient si bien aux enfants les contes d’Haïti sous les étoiles, par les belles nuits de Port-au-Prince.

Madame Franck Paul et Marie Juliane David

La maison était un royaume pour enfant. Certains soirs, on faisait un cinéma qui rappelait l’ancêtre du septième art dans ses balbutiements. Dans l’après-midi, on découpait des photos dans les catalogues et on créait des histoires à partir de tout ce qu’on a récolté. Un tissu transparent était placé dans un cadre. Derrière cet écran, on disposait d’une torche pour que les images accrochées au cadre baignent dans la lumière. Les ombres s’agitaient et tout s’enchaînait dans un mouvement qui captivait les enfants.

Mais pour le vrai cinéma, on allait au Rex théâtre. Je l’imagine assister, le dimanche matin, à des séances pour enfant. Dans la grande salle obscure de la rue Capois, elle ne se souvient pas combien de fois elle a revu Guillaume Tell. Notons que le Rex théâtre, avant sa disparition dans le paysage culturel en 2010, était le grand rendez-vous du cinéma local. Les jeunes s’étiraient en longue file dans la rue pour aller voir les films des réalisateurs haïtiens. Comme tout cinéphile, je trépignais d’impatience avant de franchir la barrière du Rex, carte d’accès à la main.

Le juge Balin aimait lire. C’était un bibliophile. Outre les livres, il apportait chaque jour à la maison, bien des années avant qu’il devienne directeur du Bureau d’Information de la Presse, les périodiques qui animaient le quotidien. On citera Le Nouvelliste, Le Matin, Le soir, Haïti journal, La Phalange.

« Dès que j’ai su lire et comprendre, je suis devenue une mordue de mots croisés et du dictionnaire. C’était notre passe-temps. Mon frère et moi, nous prenions tout notre loisir à chercher les mots les plus longs dans chaque page du dictionnaire. C’était un petit rien, mais les mots nous sont restés comme un outil pour le travail intellectuel », souligne-t-elle.

Madame Franck Paul chez elle

Tous ces souvenirs restent gravés dans la mémoire de l’élève studieuse de l’établissement de la rue Marcelin qui a traversé le vingtième siècle et qui garde sa constante performance aujourd’hui encore. « À cette époque-là, se rappelle-t-elle, le cursus scolaire était plus compliqué qu’aujourd’hui. On avait huit années pour parcourir le cycle (Enfantin I, II, préparatoire I, II, élémentaire I, II, moyen I, II). Après le cycle primaire, on avait un examen d’État qu’on appelait le certificat d’études. Quand on réussissait le certificat, cela donnait accès à des cours supérieurs : le brevet élémentaire, et plus tard, le brevet supérieur. Le brevet élémentaire c’était deux ans, et ensuite, le brevet supérieur quatre ans. C’était une espèce de baccalauréat réservé aux femmes. Il y avait peu d’hommes à aller passer le brevet. C’était des hommes que la société ridiculisait un peu. »

Durant son parcours à l’École de madame Durocher tenue par une cohorte de nièces de celle-ci, elle reconnaît avoir eu des institutrices de qualité qui surent déceler ses potentialités. Et comme elle évoluait à un rythme plus rapide que ses camarades, les responsables de l’école ont décidé de lui faire sauter le cours de préparatoire I. Concentrée sur ses études et heureuse d’apprendre, elle s’épanouit avec bonheur en classe. Trois ans plus tard, constatant le niveau de compétence de l’apprenante, sa maîtrise des matières enseignées, encore une fois, l’école la dispense d’aller en cours moyen I. Deux fois, c’est déjà coutume pour une personne inscrite dans la dynamique de l’effort et de la motivation. En effet, la brillante écolière est sacrée, en juillet 1948, première lauréate de Port-au-Prince, à l’examen officiel de certificat d’étude primaire. Elle avait douze ans.

Madame Franck Paul tout sourire

À l’école de la rue Marcelin, l’enseignement ne se reposait pas seulement sur un cycle d’étude déterminé par le ministère de l’Éducation nationale. À savoir : l’arithmétique, la grammaire, la géographie, l’histoire, bref, les matières scolaires spécifiques. La formation s’étendait naturellement dans d’autres domaines. Ainsi transmettait-on aux jeunes cerveaux un corpus de connaissances et de valeurs de la vie sociale.

Avec le temps, elle se demande ce qui mobilisait son attention, à part les matières de base ?

Assurément, les arts de la scène : la danse, la lecture à haute voix d’un texte, le jeu des acteurs ; tout spectacle qui offrait une prestation vocale, corporelle ; toute une panoplie gestuelle captait son attention.

C’est sur la cour de récréation de Sainte Thérèse qu’elle a connu Marie Clotilde, la native du Cap-Haïtien qui allait devenir la grande Toto Bissainthe, une chanteuse, compositrice et comédienne à succès qui a vécu trente ans en exil avant de revenir au pays à la chute du président à vie Jean-Claude Duvalier.

Visionnage du documentaire sur madame Franck Paul

Et comme l’éducation ne consiste pas à meubler seulement l’esprit, elle sera aussi équipée de ses dix doigts : l’art culinaire pour flatter le palais ; le fil et l’aiguille pour coudre.

Elle apprendra aussi certaines règles du savoir-vivre comme l’art de bien se tenir à table. À l’école, à chaque fois que l’on boucle l’année académique, les joyeuses convives mettaient un point d’honneur à faire bonne impression et à se régaler de bons petits plats en observant la façon d’agir de l’hôtesse. Dans cette perspective, on adoptait la bonne attitude pour dîner avec élégance.

Et comme l’éducation élève l’être humain, l’école se donnait les moyens pour développer les capacités physiques, intellectuelles, morales et techniques des enfants. Dans cette vision, madame Durocher a introduit dans l’établissement le guidisme, une version féminine du scoutisme. Marie-Marthe entrera dans cette association qui ressemble au mouvement jeunesse créé par un Lord britannique, Robert Baden-Powell, le père du scoutisme. Elle sera Jeannette jusqu’à l’âge de douze ans. « Pour former notre caractère et construire notre personnalité, on apprenait des slogans très formateurs. Chaque jour, on devait faire un B.A, c’est-à-dire, une bonne action, rendre service aux gens dans un esprit de solidarité, d’entraide et de respect. Et aussi, on allait également camper en province. On chantait sous les étoiles, on dressait nos tentes. On a fait tout Boutilliers », jubile-t-elle en revivant ces moments.

Un bouquet pour témoigner son amour à l’enseignante exceptionnelle

À l’écouter parler avec lenteur comme si elle voulait que chaque phrase tombe comme une graine dans mon esprit avec la promesse de s’éclore dans les pages de l’ouvrage qui permettra au lecteur de suivre sa trajectoire biographique, je me fais une idée du morne l’Hôpital de cette époque. J’abstrais toutes les poches de pauvreté, les bidonvilles qui explosent ici et là. Je les remplace par le vert paradis de son enfance où tout était merveilleux dans les hauteurs de Port-au-Prince.

Avec les guides, les filles allaient un peu partout sur le territoire d’Haïti. C’était une belle occasion de voir du pays, communier avec la nature et se griser d’aventure. Un moment unique pour apprendre à vivre sainement et avec simplicité dans de paisibles et agréables paysages.

Quand les scouts au féminin, à savoir les guides de l’école, devaient entreprendre une grande équipée, elles parcouraient de grandes distances à des kilomètres de la capitale.

Au milieu de l’année scolaire – c’était en 1948 –, la petite troupe de guides avait choisi de mettre le cap sur le Nord. Un cadeau merveilleux pour une enfant biberonnée aux récits historiques. Elle connaissait la légende du roi Henri 1er, ce visionnaire ambitieux, qui a fait sortir de terre une citadelle : la citadelle Henri, au sommet du Bonnet à l’Évêque. Elle avait rêvé de marcher à l’intérieur de cette forteresse perchée à 900 mètres d’altitude qui veille sur le royaume du Nord. Depuis sa construction après l’Indépendance d’Haïti, croyait-elle dur comme fer, cette forteresse militaire empêche un éventuel retour des Français.

Avec la troupe Saint-Georges (scouts du Petit Séminaire collège Saint-Martial), les guides de la Ménie Marie-Jeanne se rendaient dans le royaume du Nord. Une belle équipée historique. L’aventure. Grisant. Ce jour-là, deux camions de la Garde d’Haïti sont mis à leur disposition.

Madame Franck Paul se souvient comme si c’était hier : « Les garçons étaient placés dans un gros camion qu’on appelle kamyon bwat qu’on a l’habitude de recouvrir avec une bâche de protection ; les filles étaient installées dans l’autre gros véhicule. Comme on était coincée, quatre cheftaines ont rejoint les garçons. On filait sur la route. Au niveau de la Plaine du Cul-de-Sac, le chauffeur du camion qui était devant nous a essayé d’éviter un animal. Le choc a été terrible. Le véhicule a chaviré quatre fer en l’air. Bilan deux morts : deux des cheftaines ont perdu la vie. Il y avait également des blessés. » Tragique.

C’était une belle page d’aventure que les enfants allaient écrire sur la route. Elles se laissaient porter par le ronronnement des moteurs dans le vent et la liberté de vivre leur jeunesse à l’instant même où le bonheur grandit dans le cœur.

Qu’est-ce que ces deux jeunes filles plein d’avenir se racontaient sur la route où le ciel s’ouvrait pour les accueillir ? c’était leur dernier voyage.

Deux ans plus tard, suite à ce drame, la petite écolière quittera l’école munie de son brevet élémentaire après un examen officiel. Elle avait quatorze ans.

Claude Bernard Sérant

(Extait de Madame Franck Paul, une enseignante exceptionnelle)

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Source : www.lenouvelliste.com

Ce film raconte le parcours de Madame Franck Paul, la directrice du collège Canapé-Vert

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