Les correspondances stylistiques entre l’œuvre de Christian Cadet, 28 ans, architecte, et celle de Jean Michel Basquiat éclatent dans l’exposition à la Maison Dufort. Le dimanche 5 février 2023, lorsque je découvre, pas à pas, les douze tableaux accrochés aux murs des trois salles de l’expo, je réalise ô combien l’artiste haïtien, autodidacte, qui avait commencé à peindre sur les murs de Soho et East Village et autres quartiers malfamés de New York, avant d’entrer dans les galeries, a fait des petits. Basquiat peignait furieusement ses toiles avec la même vitesse qu’il brûlait sa vie, révélant surtout l’homme noir dans des tableaux, à travers des dessins rageurs qui tenaient du graffiti, du gribouillage, de l’art urbain, des textes, des traits simples d’un enfant vomissant un monde attaché à la réification de l’humanité, un monde qui refuse de voir le côté sacré de tout être humain. Pour illustrer, Basquiat, le génie découvert par Andy Warhol, a fait de l’anti-art pour se foutre royalement du marché de l’art. Dégoûté par ce monde prêt à tout détruire pour de l’argent, l’artiste a même produit un tableau inachevé dont le contenu thématique est seulement le prix de l’œuvre : Five thousands dollars. 5000 dollars. Ahurissant.
Christian Cadet, l’autodidacte
« Salut Basquiat! » Lorsque j’ai serré la main à Christian Cadet, il m’a dit que c’est trop d’honneur de l’appeler ainsi. Le jeune peintre qui porte une natte rasta, lui aussi, se définit comme un autodidacte. À l’ère d’Internet, il s’imprègne d’une culture visuelle qui lui permet d’exprimer sa colère, ses frustrations, à un moment où les lois qui encadrent la vie en Haïti se cantonnent purement dans l’abstraction. Faute d’êtres de chair, de sang et d’os qui les incarnent.
Pour ne pas s’enfermer dans les livres comme les lois que nous nous sommes données pour mieux les fouler aux pieds, Christian se livre à l’acte de peindre tout en combinant dans un art brut, déconstruit, éclaté, images et textes. À travers des dessins rehaussés dans la gamme d’une peinture acrylique, il joue sur l’émotion. Chaque couleur de cet artiste qui peint, sous l’influence de ses maîtres, traduit une note psychophysiologique dans chaque surface picturale qui révèle le sujet.
Enfumage
Dans le vocabulaire stylistique de l’artiste, la couronne est présente dans les tableaux de Christian Cadet. Il auréole l’homme de cet insigne d’autorité digne d’un roi même dans les pires conditions de son existence. Dans un sans-titre comme toutes les toiles exposées ici, je la baptise « Enfumage ». Je découvre, enfoncé dans son paradis artificiel, un homme nu, le sexe à l’air, les côtes visibles. Derrière l’homme perdu, dans cet aplat en noir et blanc, se déploie un vaste cimetière.
Un texte placé au bas de l’œuvre ramifie la veine de l’inspiration de l’artiste. Depuis les surréalistes, textes et images font bon ménage dans le paysage pictural. Cy Twombly et Jean Dubuffet ont utilisé sans modération l’écriture pour renforcer le contenu de leur œuvre.
« Aujourd’hui comme hier, j’ai passé mon temps à regarder la fumée se disperser. Comme avant-hier, elle m’a rappelé l’histoire d’un groupe assis autour d’une fumée similaire à la mienne, mais plus pure », écrit Christian Cadet. Plus loin dans son énoncé, il dénonce tout cet enfumage qui a conduit le pays dans la déchéance. « Un pays en fumée, mais qui au fond ne voit rien ». Une manière de dire que tout ce luxe de promesses de la république n’est qu’une belle technique d’enfumage pour nous éliminer à petit feu.
En essayant de tirer un sens de ce texte que je relie au pathos de l’artiste, je me tourne vers lui. Il était à quelques pas derrière moi. J’aime parler aux peintres. Je brûle de curiosité quand ils interprètent eux-mêmes ce qu’ils ont produit.
Il est revenu à la douleur, à l’oppression, à la pauvreté sans fin et à cette grande solitude depuis 1803.
« C’est la mort. Encore et encore. La vie d’un homme n’est rien. Une balle vaut plus que la vie d’un homme », a dit l’artiste qui a baptisé son exposition « Mind nan gaye ». Dans ce climat où l’esprit est sens dessus dessous, il adopte une attitude stylistique qui déconstruit les structures. Il représente l’homme à nu.
Une quête de sens
Dans un autre sans titre, le peintre pousse sa quête du sens de la société en adoptant l’attitude du chirurgien. Il ouvre la structure anatomique de l’homme pour voir de quoi il est composé. C’est comme s’il voulait étudier minutieusement les organes de ce corps pour découvrir les caractères morphologiques et fonctionnels des cellules pour trouver l’humain dans l’homme.
La lisibilité dans la toile s’écrit dans les lignes du visage de ce martyr qui montre des dents comme on aboie sa rage. À travers un ensemble d’éléments inattendus, dans un jeu de contrastes, elle s’imprime dans la partie droite du visage plongé dans le noir où l’œil droit du souffrant est cousu. Le noir tranche dans le bleu de la partie gauche où l’œil éclatant de lumière s’auréole d’une couronne. Ce bleu nourri par l’imaginaire et cette couronne mythique renvoie à l’iconographie du christianisme et de la justice à l’arrière-plan du tableau qui refuse, comme tout aplat, la perspective. Autrement dit, toutes techniques destinées à représenter les trois dimensions d’une scène sur une surface plane.
La compréhension du sujet se donne à voir dans la composition graphique et des couleurs derrière l’homme mis à nu. Au fond, je découvre une croix qui supporte la balance de la justice dans l’irrespect des droits de l’homme. C’est une justice, au regard de la morale, qui condamne l’homme à périr dans le sang. Aussi, sur l’emblème religieux, un ustensile déverse-il un flot de sang. Sur l’autre versant, à gauche, dans le mauve de la solitude et de la méditation, le noir qui relie l’orant avec les morts et le vert de l’espoir, luit une lumière.
En arpentant l’univers pictural de cet artiste, j’ai remarqué qu’il revient à chaque fois dans ses toiles pour proposer des sujets qui actualisent la souffrance de l’homme. Que ce soit celui dont la tête est enfuie dans une boîte, il est sujet à interprétation. On s’enferme avec son petit cercle, ses idées, les mêmes lieux, les mêmes intérêts qui gouvernent le monde pour ne pas regarder autour de soi. Ce qui laisse comprendre que les autres peuvent périr du moment que rien n’atteint notre boîte qui nous fournit un certain confort. C’est peut-être aussi notre mépris pour le monde, le refus de le regarder tel qu’il est. La boîte, c’est également l’écran de nos portables qui fait écran à la réalité pour nous divertir au lieu de tourner nos regards sur les vrais problèmes qui sont en train d’asphyxier l’humanité. Et même lorsqu’il aborde l’homme derrière les barreaux, il souligne le signe de la noblesse de l’homme dans cette couronne qui nous tire vers le haut.
Un regard sur chaque tableau mobiliserait beaucoup de réflexions. Mais j’esquisserai, à pieds joints, pour un autodidacte, il est bien habile dans le maniement des couleurs. Ça chante sur la toile. Le rouge, le noir, le blanc, le vert, le bleu, le gris, le mauve. Les coulées, les taches de couleurs révèlent des formes sujettes à de multiples interprétations. Tout se mélange, se juxtapose sur la toile dans l’unité des tons.
Christian Cadet déconstruit les formes pour les reformuler à travers des éléments iconographiques qui nous rattachent à l’histoire de l’art.
Claude Bernard Sérant
serantclaudebernard@yahoo.fr
Source : www.lenouvelliste.com
Prenez le temps d’apprécier l’exposition de Christian Cadet à travers cette capsule vidéo. Voici le lien :
https://www.youtube.com/watch?v=diAB-u6QKEI