« La situation se dégénère de plus en plus à chaque nouvelle seconde. J’aimerais laisser la zone avec ma famille, mais maintenant sortir c’est se jeter dans la gueule du loup. Pour éviter d’être touché, on est obligé de se mettre à plat ventre car ces bandits sont munis de lourdes armes automatiques. Les tirs n’épargnent personne. Toutes les portes sont fermées, maisons, business et écoles. Seuls les malfrats défilent dans nos rues sans aucune crainte et contrainte », déclare Robert, père de famille demeurant à Santo. Depuis plus d’une décennie, c’est dans cette localité au nord de Port-au-Prince, la capitale, qu’il a pris ancrage pour vivre paisiblement avec ces êtres chers. Mais l’insécurité le pousse à plier bagage pour ne pas être à six pieds sous terre. Robert, comme bon nombre d’Haïtiens, vit dans l’enfer de l’insécurité. Il est désemparé. Il ne sait vers qui se tourner ? À quel saint se vouer.
Au mois de février de l’année 2022, les membres du gang 400 Mawozo avaient frappé un grand coup à Croix-des-Bouquets. Ils avaient forcé des milliers de personnes à fuir leur maison. A la fin du mois d’avril et au début du mois de mai, ils sont passés à l’offensive. 400 Mawozo attaque Chyen mechan. La violence est à son comble. Des têtes sont coupées. Des corps démembrés. Les gangsters festoient devant des cadavres.
Depuis quelques jours, les localités de Cotard, Falaise, Dargout, Michaud, La Tremblay, Guédon, Duval, Carrefour New York, Carrefour Marassa, Meyer, et la Serre de la commune de Croix-des-Bouquets et d’autres zones avoisinantes vivent un véritable enfer sous les balles de 400 Mawozo et Chyen mechan. Ces deux groupes de gangs s’affrontent et soulèvent une vague de violence. Des hommes et des femmes tombent.
Tirs, détonations, cris perçants sont le lot des habitants de la Croix-des-Bouquets. Des vidéos et des photos tournées en boucle sur les réseaux sociaux et des panoplies de messages sollicitant de l’aide décrivent cette situation qui plongent les Cruciens dans l’enfer de la violence.
L’ensauvagement d’une société
Les témoignages recueillis empoignent le cœur. Me Jean, un jeune avocat du barreau de Port-au-Prince, joint au téléphone, se plaint : « Je suis cloîtré chez moi depuis dimanche, je ne peux même pas vaquer à mes activités professionnelles. Ce qui me fait encore plus mal, c’est le stress qu’engendre cette guerre sur l’état de santé de mes parents. Ils sont âgés. De toute leur existence, ils n’ont jamais vécu un moment aussi sombre »
Des messages sont aussi partagés sur les réseaux sociaux. Ils sont nombreux, les Cruciens à exprimer leur désespoir, leur colère, leur indignation, leur peur face à cet ensauvagement de notre société.
Ce sentiment d’incapacité, de faiblesse et d’inefficacité
L’impuissance de l’État devient une menace pour la société. Ce sentiment d’incapacité, de faiblesse, d’inefficacité face aux gangs en situation de puissance, ruine la police nationale d’Haïti. La PNH ne fait que constater la démonstration de la force de frappe des bandits.
Les policiers animés par un attachement à Haïti vivent difficilement ces heures sombres. Un policier, sous le sceau de l’anonymat, déclare : « On est en guerre! c’est indignant. C’est révoltant. Malheureusement la police est vulnérable par rapport à ces hostilités. On ne dispose pas d’un arsenal aussi imposant que les bandits. Ce qui fait beaucoup de victimes dans nos rangs, certaines fois. C’est ce manque accru de munitions qui en est la cause. Et pourtant les bandits disposent des munitions à profusion ».
« Les gangs jettent chaque jour une pelletée de terre pour enterrer la République d’Haïti. Les citoyens haïtiens apprennent dans le feu de la réalité que nos instruments juridiques, notamment la Constitution ,ne peuvent pas garantir la sécurité des vies et des biens. La loi sans la force n’est qu’un vain mot », déclare Louiny Fontal, un journaliste senior du RHJS.
Le silence assourdissant des autorités étatiques face à cette tension dans les localités de Croix-des-Bouquets illustre le raisonnement de Louiny Fontal. La Constitution, les instruments juridiques deviennent des volumes de papiers négligeables face à la solide organisation des gangsters. Ces derniers sont en train de remporter leur victoire sur tous les terrains.
« Sur le terrain de la technologie, les gangs ont gagné la guerre. Ce qu’ils disent, ils le font », dit Fontal. En effet. Des photographies virales sur le Net montrent des femmes, des hommes, des vieillards et des enfants aux abois. Ils sont des centaines à prendre la fuite. Laissant tout derrière eux, ils ont à peine des sacs sur le dos ou sur la tête. Ils sont livrés à eux-mêmes. Où vont-ils ? En tout cas, pas dans un autre pays. Ils s’orientent pour la plupart vers les places publiques pour se réfugier ou chez un parent ou encore un bon samaritain disposé à accueillir ceux qui sont les plus chanceux.
Les gangs avaient prédit le spectre de la faim. Ils ont exécuté leur menace. Ils avait dit « Pral gen yon kouri ». C’est fait. « Et quel système de protection sociale est-il mis pour garantir la population lorsque ces situations arrivent ? », se demande Louiny, la tristesse dans la voix.
L’État aurait-il perdu sa mission ? se demandent les victimes amères de l’insécurité. « Ceux qui sont aux commandent de l’État se croient qu’ils ont des privilèges et non des devoirs envers la société », lâche une victime de l’insécurité.
À Croix-des-Bouquets, c’est une opération de sauve qui peut. C’est la course contre la montre. Qui arriveront les premiers à s’échapper pour ne pas se faire trouer par les balles assassines des bandits. Est-ce ainsi que les hommes et les femmes vivent en Haïti?
Espérancia Jean Noël