La dépigmentation à travers les prismes historique, culturel et psychologique

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Depuis des décennies, dans les rues de Port-au-Prince, vont et viennent des hommes et des femmes qui essaient de changer la couleur de leur peau. De plus en plus, le nombre de gens pratiquant la dépigmentation artificielle, dans le pays, ne cesse de croître. Un phénomène qui charrie toute une histoire et qui soulève plusieurs interrogations. La dépigmentation artificielle ou volontaire est-elle liée à un problème d’estime de soi et à l’acculturation ? Quelles en sont les conséquences sur la santé ?

La dépigmentation, un problème de santé publique

Conséquences de la dépigmentation volontaire sur la santé

Notre peau est constituée de trois couches : l’épiderme, la couche externe ; le derme, la couche intermédiaire contenant les vaisseaux sanguins alimentant l’épiderme et l’hypoderme, la couche la plus profonde. La dépigmentation artificielle n’est pas sans effet sur la santé de cet organe recouvrant notre corps et jouant le rôle de protection, de régulation thermique et de synthèse hormonale. Dr. Jouselie Faurestal, explique : « L’utilisation des produits éclaircissants particulièrement ceux à base d’hydroquinone, de corticoïdes locaux (bethamethasone, clobetasol)  et de mercure est néfaste pour le corps. Elle cause des brûlures de la peau, ce qui parfois laisse des cicatrices. On peut aussi remarquer l’apparition de vergeture. Ce qui est pire, dans ce cas-là, c’est que la peau devient fragile et mince, elle ne peut plus être l’objet d’intervention chirurgicale si le besoin s’y impose. De plus, la peau devient ridée, elle vieillit. Avec le temps, un cancer peut se développer ».

Main dépigmentée

Histoire et  psychologie

Malgré les nombreuses conséquences qu’entraîne la dépigmentation volontaire, les gens qui le font, ne s’en préoccupent pas. L’essentiel, c’est d’atteindre leur objectif : Une peau blanche comme celui du Blanc.

Intervenant sur la question, le journaliste senior, Claude Bernard Sérant, voit la dépigmentation artificielle comme le résultat d’un phénomène historique et psychologique découlant de la colonisation et d’une aliénation profonde. Il explique : « La dépigmentation est une forme d’aliénation qui plonge ses racines de la colonisation. Lorsque les colons ont arraché nos ancêtres de l’Afrique pour venir en Amérique, les politiques et les religieux ont institué une hiérarchie de la peau. On a fait comprendre aux Noirs qu’ils n’ont pas d’âme et que leur couleur de peau est inférieure. L’église va renforcer cette aliénation dans la mesure où dans les peintures représentant les saints opposés au démon, on vous montre par exemple un Saint Michel Archange blanc doté d’une lance, son pied sur le cou d’une créature noire symbolisant la race noire, autrement dit Satan qui est voué  à l’enfer. Si l’église montre ça, alors c’est vrai. Les esclaves le croient. À travers ces fresques, on peut voir la destruction qui est causée dans la structure psychologique du Noir. Les siècles d’esclavage sont passés, mais ce sentiment d’infériorité est resté ancré dans la psychologie noire ».

C’est le cas de cette jeune fille autrefois victime de stigmatisation à cause de sa couleur de peau. « Ma couleur de peau était très foncée, parfois mes amis me surnommaient « la nwè ». Une situation très embarrassante qui me mettait toujours hors de moi. Je ne supportais pas ma couleur de peau et mes cheveux crépus. Je voulais ressembler, au point de vue épidermique, aux femmes de l’Occident pour que je sois belle aux yeux du monde. Pour atteindre mon objectif, au fil des années, j’ai commencé à utiliser des produits éclaircissants et à appliquer des défrisants sur mes cheveux. Je suis tout à fait satisfaite du résultat. Je me sens bien dans ma peau surtout lorsqu’on m’appelle grimèl quand je marche dans les rues », confie-t-elle, avec une grande assurance dans le ton de la voix.

Se blanchir la peau,  une affaire de classe

Depuis le temps de la colonie, les hommes et les femmes à la peau blanche étaient toujours placés en haut de la pyramide ethnique. Détenteurs de vaste propriété, d’une colonie d’esclaves, ils étaient des nantis qui incarnaient toutes les privilèges sur le sol de Saint-Dominge. Les hommes de loi avaient conçu le Code noir en leur faveur, l’Église admettait que les Noirs sont créés par Dieu pour être au service du Blanc qui symbolise Dieu dans sa gloire et sa beauté.

C’était le temps où le Noir était considéré comme une marchandise. Et sur ce bois d’ébène taillable et corvéable, le Blanc avait l’usus, le fructus et l’abusus. En d’autres mots, il pouvait l’utiliser comme il l’entend, l’exploiter comme une bête de somme, le vendre et même le tuer. À tout prendre, le Noir était le symbole de la classe inférieure. Toutes ces frustrations qui ont marqué le nègre sont inscrites dans l’ADN des colonisés. L’héritage est transmis de génération en génération. Se défaire de cet héritage est une haute lutte que notre société telle qu’elle se présente à l’heure actuelle n’est pas prête à mener.

Que penser ?

En dépit de la proclamation de l’Indépendance d’Haïti et le patrimoine d’une classe de Noirs, ce sentiment d’infériorité est palpable et frise l’absurde, la folie. Une fois qu’une personne a la peau claire, elle trouve grâce aux yeux de notre société. Elle est même considérée comme un bourgeois, ou « un moun afè bon ». De telles dérives a engendré dans les années 2018, un slogan toxique : « Pitit Desalin, pitit Petyon ».

Malgré le nombre de personnes qui s’adonne à la dépigmentation artificielle, il existe des gens qui la rejettent d’un revers de mains. Pour illustrer, Caroline fait partie de la catégorie de jeune fille ancrée dans la philosophie indigéniste incarné par Jean-Price Mars, l’un des pères de la Négritude. À ses yeux, « Black is beautiful ». Cette jeune femme bien dans sa peau et dans son esprit clame haut et fort : « Jamais, je ne changerai la couleur de ma peau pour rien au monde. Être de teint noir et avoir des cheveux crépus, c’est naturel. C’est beau. C’est ce qui fait de moi une vraie négresse et j’en suis extrêmement fière. » Dans le même registre, Vital, de son lieu d’homme marié depuis plus d’une vingtaine d’années, avoue son coup de coeur : « La couleur noire est extraordinaire. Je ne peux pas comprendre comment est-ce qu’une femme cherche à fuir cette couleur si belle, si douce, si éclatante. Définitivement, dépigmentation artificielle est inacceptable. Elle conduit dans bien des cas à la tragédie : la mort ».

Espérancia Jean Noël

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