Ce texte a été déjà publié dans Le Nouvelliste. Je le publie à nouveau pour mettre en mot ma douleur. C’est comme une thérapie pour apaiser les vagues de fonds de mon âme aux prises avec ces images qui me hantent.
Claude Bernard Sérant
Ma vie ne sera plus jamais comme avant le violent tremblement de terre du 12 janvier 2010 qui a failli m’emporter, comme des milliers de compatriotes, dans la tombe. Moi, Claude Bernard Sérant, rédacteur au plus vieux quotidien d’Haïti, Le Nouvelliste, centenaire, qui reste encore debout, je suis marqué à jamais. Tant que mes pas fouleront la terre de Port-au-Prince, je me souviendrai toujours d’une ville saturée de cadavres, de leur odeur pestilentielle… Mon Port-au-Prince à moi, sous mes semelles de vent, sera toujours fragile aux moindres battements d’ailes.
Avant que Port-au-Prince ne bascule en un rien de temps dans le chaos, avant que le tremblement de terre du 12 janvier (magnitude 7,3 sur l’échelle de Richter) ne m’enlise sous les décombres de l’ancienne bâtisse de Konesans Fanmi (KF), une organisation œuvrant dans le domaine de l’humanitaire, je me souviens d’un silence inquiétant. Le regard fixe de Gabriel Paul Moïse – assis dans son fauteuil, sur un quart de fesse, retenant son souffle, prêt à bondir –, annonce un événement imminent.
Un grondement sourd vient de loin. Je suis le regard de Gabriel, fixé intensément sur un pan de mur qui s’effondre comme une chute de sable. Je sens l’édifice s’arracher du sol avec une violence féroce. Son toit s’ouvre. A peine a-t-il crié : « Bernard, tremblement de terre ! », le plancher a craqué sous nos pas, la maison s’est disloquée, s’effondrant sous son propre poids.
Des briques, des morceaux de planche me tombent dessus, m’entraînant vers la chute, vers la mort que je refuse de toutes mes forces. En un éclair sont passés, dans ma tête, plusieurs tragédies que j’ai vécues dans ma chair : j’ai revu les deux jeunes qui ont failli me tuer en 2004 au Bel-Air lors d’un reportage; j’ai revu mon accident de voiture à Grand-Goâve, les machettes étincelantes des paysans et ma grande panique à bord d’American Airlines, en 2003. J’ai crié plus fort que le séisme : non ! Je ne vais pas mourir ! Je me débats, protégeant, autant que faire se peut, ma tête. Non ! Je ne vais pas mourir ! Je répète à moi-même, conscient que je lutte pour la vie comme lorsque ma jeep faisait un tonneau avec moi sur la route nationale no 2.
Un grand silence tombe littéralement sous les décombres où je reste debout. Un filet de lumière, un couloir… l’espoir est là : une voix, celle de Gabriel qui m’appelle. Je réponds, tout en lui demandant s’il n’a rien de cassé. Sa voix me rassure. Quand nous sommes sortis de dessous les décombres, nous voyons un paysage noyé de poussière. Des hurlements de douleur déchirent les entrailles des gens. Des voix se brisent à héler des noms de personnes. Dans la folle panique, j’ai eu un éclair de lucidité: je compose tour à tour des numéros de téléphone. Tout le monde est injoignable.
Images instantanées
Port-au-Prince est coupée du reste du monde. C’est l’affolement ! On se prend la tête à deux mains, sollicitant le secours de Dieu. « Le contrat de la terre est terminé. Dieu a manifesté sa colère », crie un homme à pleine voix, les bras levés vers le ciel. Des pieds heurtent des barres de béton étalées sur les trottoirs. Des chauffeurs abandonnent leur voiture. A l’avenue Jean-Paul II, des passants se bousculent. Une bousculade homérique.
Je suis rentré à nouveau sur la cour où se dressait, il y a quelques minutes, la bâtisse de Konesans Fanmi. Images instantanées : bouts de tôle, entrelacs de barres de fer tordues, spiralées comme dans une toile de Frankétienne, briques et blocs en miettes, poussières, matériel de bureau, papier se confondant dans une masse de débris. Les ruines de la bâtisse semblent sortir d’un passé lointain, et les matériaux ont l’air de prendre un coup de vieux.
« Bernard, tu saignes de la tête. Va te soigner à l’hôpital le plus proche », me dit Gabriel tout en me rassurant que les deux secrétaires qui sont restées au bureau sont saines et sauves.
Je noue ma chemisette sur ma tête et je prends la direction de la polyclinique de la rue Berne. Arrivé dans cette structure privée de santé, je trouve une infirmière qui refuse de m’accorder les premiers soins, sous prétexte que ses parents à elle pourraient bien se trouver éventuellement sous les décombres. Déterminé, je me rends dans une clinique toute proche. J’ai essuyé le même refus.
Je continue ma route, le cœur à la gorge, l’angoisse me cisaillant les tripes, me demandant ce qui est arrivé à mon fils, à ma femme, à mes parents, à mes amis, à mes collègues, à mes voisins… Qu’est-ce qui est arrivé à mon pays ? Au fil de la route, des nouvelles alarmantes tombent : le Palais national est sérieusement endommagé, le palais de justice n’a pas tenu le coup, le palais législatif est tombé, le palais des Ministères a sombré, la Direction générale des impôts est à sac, les facultés-ci, les facultés-ça, les écoles-ci, les écoles-ça se sont effondrées, tuant par centaines, étudiants, élèves, enseignants, professeurs… Dans mes tympans, ce sont les carillons de la mort qui sonnent.
Marchant à grandes enjambées, le corps couvert de poussière, dans un paysage de désolation, mes yeux se promènent sur des cadavres jonchant le sol, sur des maisons effondrées, sur des câbles électriques et pylônes étendus sur la chaussée ; je vois des véhicules emboutis ou renversés avec des corps inertes. J’entends des gens louant l’Éternel, psalmodiant des chants, appelant les citoyens à la repentance. Je marche. J’ai des semelles de vent. J’ai envie de courir, de voler même pour rentrer à la maison.
Ma femme, tenant Olivier, mon fils (3 ans), contre son sein, vient se blottir dans mes bras. As-tu les nouvelles de mes frères et de ma soeur ? demandé-je à ma femme. Inconsolable, elle me répond : « Je vais te laisser Olivier. Ma soeur, à Carrefour-Feuilles, demande de l’aide. Je ne sais pas ce qui est arrivé à ma famille. J’ai utilisé mes trois téléphones cellulaires pour leur retourner l’appel… aucun contact. »
En un tour de main, ma femme me prodigue les premiers soins, enroule une bande de tissu autour de ma tête. Et, sans prendre de souffle, je file droit, à pied, à Carrefour-Feuilles.
Partout, le même visage de la tragédie
Arrivé sur les lieux, le visage de la catastrophe se montre dans toute sa frayeur. Brouettes et charrettes chargées de blessés se frayent un passage parmi les morts et les édifices détruits. La maison de madame Pierre, la grande soeur de ma femme, deux étages, s’est effondrée. En me voyant, dans la foule affolée, au milieu de la rue, elle court vers moi et me dit, la voix fatiguée de pleurer : « Dona, ma fille chérie est morte. Widlain est sous les décombres. On vient de retirer sains et saufs les trois autres enfants. Je n’ai pas encore vu Cynthia (sa fille aînée, étudiante en gestion). » « Comment va Olivier ? », me demande-t-elle avec un reste de courage et de compassion. Il va bien, dis-je, le cœur serré. « Merci Seigneur, le fils de ma sœur va bien », reprend-elle.
Widlain a trois ans, le même âge que mon fils. Chaque jour, pendant les vacances, Olivier passe sa journée à Carrefour-Feuilles. Ma femme vient le chercher en fin d’après-midi, au sortir de bureau.
Je retrouve Donna (17 ans, élève de rhéto), la nièce de ma femme, raide sous un drap blanc. A côté d’un cadavre, Dieudalie (7 ans), étendue sur un morceau de carton, souffre, râle. Les yeux de celle-ci papillotent, oscillent entre les cadavres, les blessés, ses parents et les sauveteurs accourant de partout. L’enfant a peur de rendre l’âme tout près du corps de sa soeur. Tragique proximité entre morts et vivants.
Wilgens Pierre – le mari de ma belle-sœur, qui est mécanicien, aidé de quelques bons hommes habiles – parvient aux environs de dix heures du soir à extraire Widlain de dessous les gravats. Embrassades, pleurs, réconfort. Cynthia, traînant du pied, retrouvera ses parents, le lendemain, vers dix heures du matin.
Le soleil s’est levé sur une ville saturée de cadavres après le séisme. Port-au-Prince est meurtrie. Les parents de ma femme, rudement éprouvés, arrivent dans notre quartier et élisent domicile à côté de nous, dans la rue où ils dorment à la belle étoile parmi d’autres familles. Qui a perdu un parent, qui est amputé d’un bras, d’une jambe, qui d’autres, comme les parents de ma femme, ont tout perdu dans le tremblement de terre. Certains de mes voisins, telle la femme du doyen de la faculté linguistique appliquée, madame Pierre Vernet, a quitté la 2e ruelle Rivière après la mort de son mari, enseveli parmi étudiants et professeurs, sous la bâtisse de cette faculté publique. D’autres sont partis en province, fuyant le relent pestilentiel des cadavres accumulés de l’Université de Port-au-Prince (rue Rivière). Mais il y a encore des voisins qui restent à quelques pas des murs fissurés, espérant que les répliques qui font trembler la terre ne causeront aucune perte en vie humaine et en matériel. Et, pour apaiser l’angoisse et redessiner l’avenir dans un environnement fragile, on s’entraide. Ainsi, les activités recommencent peu à peu, dans la saleté, les rondes bleuies de mouches grasses, l’odeur des cadavres ; la vie reprend son cours, sans l’aide humanitaire, qui est un écho lointain que les stations de radio relaient au fil des éditions de nouvelles.
Claude Bernard Sérant
Source : www.lenouvelliste.com
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