Par Dr Erold Joseph
« A force d’étudier la pauvreté et de la théoriser, on a oublié le pauvre, en tant qu’être vivant »
E.J.
Quelle est la nature des relations entre la pauvreté et la santé ? Est-ce la pauvreté qui engendre la mauvaise santé, ou l’inverse ? Et comment ?
Il est évident que la mauvaise santé (donc, la maladie), via l’incapacité et les débours souvent considérables qu’elle occasionne, peut précipiter dans la pauvreté même une personne aisée. Ceci est particulièrement vrai dans les pays du sud avec un système de soin désuet, inefficace, coûteux, désorganisé, voire quasi inexistant et souvent dominé par le privé lucratif. Quant au pauvre, le peu d’argent dont il dispose ne suffit même pas à ses dépenses quotidiennes de survie, ce qui l’exclut d’ailleurs du système de santé. La maladie est, en effet, un luxe de riche. Aussi se réfugie-t-il dans la médecine traditionnelle, accessible, peu coûteuse, mais dédaignée par la science officielle. Happé par le « primum vivere », sa principale priorité c’est la survie. Entre dépenser pour se faire soigner à un prix inabordable et se mettre quelque chose sous la dent pour ne pas crever, que choisir? Abraham Maslow avec sa théorie de la hiérarchie des besoins, nous en dit long. Le personnage Pyram, l’exprime d’ailleurs fort bien, dans la fameuse pièce de théâtre « Pèlen Tet » des années 90 du grand écrivain et dramaturge Haitien Frank Etienne : « Li pa ka pèmet li malad ». Il (le pauvre) ne peut se permettre de tomber malade. Ces réflexions valent aussi jusqu’à un certain point, pour les gens de la classe moyenne, ces « pauvres à visage de riches » des pays « dits en voie de développement ».
La maladie appauvrit donc par les débours qu’il entraine, mais aussi en raison des difficultés d’accès aux soins de santé, ce qui perpétue l’incapacité. Cette inaccessibilité aux services peut être due à des raisons financières : manque d’argent. Elle est également imputable à la distance sociale et culturelle entre le système de santé et les couches défavorisées. Il peut encore s’agir de difficultés d’accès d’ordre géographique notamment dans les régions reculées, ou encore à un dysfonctionnement, voire une inadaptation du système de soin. Au sein même de la capitale, nos centres de santé, dispensaires et hôpitaux universitaires s’avèrent, le plus souvent, de belles boites vides avec des étiquettes pompeuses où l’on prescrit tout, du médicament d’urgence à la seringue, aux gants et même au simple coton alcoolisé. L’ordonnance médicale devient alors une condamnation à mort, d’autant plus que les disciples d’Esculape se croient obligés de prescrire, par snobisme ou convenance sociale, les spécialités les plus coûteuses au détriment des médicaments essentiels ou génériques, se faisant ainsi complices involontaires des grandes chaines d’industrie pharmaceutique lesquelles visent essentiellement le profit.
Dans environ 10% des cas, c’est donc la mauvaise santé qui produit ou aggrave directement la pauvreté. Un système de soin inaccessible, inadapté et/ou dysfonctionnel en constitue alors le chainon intermédiaire.
Toutefois, l’inverse est encore plus courant, statistiquement parlant, soit 90% des cas. Autrement dit, c’est la pauvreté qui génère la mauvaise santé physique et mentale, de manière indirecte, en paramétrant les “déterminants sociaux de la santé”. Il s’agit des facteurs économiques, sociaux et environnementaux qui influencent positivement ou négativement la santé des individus et des populations. Selon cette théorie baptisée “théorie environnementale”, ce sont les conditions de vie du pauvre qui provoqueraient la maladie en impactant deux autres grands groupes de « déterminants de la santé » à savoir : les « comportements et habitudes de vie » d’une part, l’environnement et ses diverses composantes, d’autre part. L’environnement physique insalubre du pauvre (habitat, quartier) le prédispose quotidiennement aux maladies infectieuses. Quant au milieu familial ou social, il est délétère, fait de bruit, de violence, de mille petits soucis quotidiens qui le minent à petit feu. Il en va de même de son milieu de travail. Cette « souffrance sociale », cette sensation de n’avoir aucune prise sur sa destinée le prédisposent également aux pathologies chroniques notamment les affections cardiovasculaires et le cancer.
Les composantes économiques, sociales, culturelles, structurelles, inhérentes à la pauvreté contribuent donc à génèrer la mauvaise santé. Il existerait même, selon l’avis de certains experts, une véritable “culture de la pauvreté”. Des facteurs structurels et d’exclusion sociale encourageraient à vivre uniquement dans le présent, à en profiter au maximum et à ignorer un futur sombre sur lequel on n’a aucune prise.. Aussi l’alcoolisme, la dépendance à la drogue, à la cigarette sont-ils statistiquement beaucoup plus répandus dans les milieux défavorisés. Ces habitudes de vie, néfastes à la santé aideraient à s’évader, à supporter les difficultés de la vie. Elles entraînent et valorisent les comportements à risque. Par ailleurs, la pauvreté est le plus souvent corrélée à un faible niveau d’instruction et d’éducation, lequel conduit à la maladie, par ignorance de l’hygiène et des comportements liés à une bonne santé. Apprécier le poids de ces facteurs ne résout pas le problème : des obstacles structurels, financiers et autres empêchent d’en tenir compte.
La pauvreté, un concept flou pour une réalité concrète
Richesse et pauvreté s’avèrent des concepts à géométrie variable. Être riche ou pauvre aux États-Unis, au Canada, au Japon n’a certainement pas la même signification dans un pays d’Afrique subsaharienne, d’Asie du sud, de l’Amérique latine ou des Caraïbes. Si les réalités concrètes traduites par ces deux termes, varient selon les peuples et les communautés, ceci est encore plus vrai de la pauvreté avec ses multiples visages les uns plus hideux et inhumains que les autres. Dans un pays comme Haïti, des gens des classes moyennes, ou même aisées, peuvent être vus comme pauvres si l’on considère leur revenu et leur niveau de vie, comparativement aux pays du nord, plus fortunés. Par ailleurs, en raison du manque global d’infrastructures, ils sont obligés de consentir des débours considérables pour avoir accès à des services de base comme le logement, l’eau, l’alimentation, l’électricité, la locomotion. Il faudrait ajouter, aujourd’hui, l’internet et la communication à distance. Cette ponction importante et régulière dans leur revenu (allant jusqu’à 80%) pour des commodités et services considérés comme essentiels et allant de soi dans un pays du nord, les conduit au surendettement, à l’appauvrissement et les met à la merci du moindre impondérable. Ajoutez-y l’éducation, la santé, les dépenses de façade, celles guidées par le “fè wè” (le paraitre), et vous comprendrez le drame de ces “pseudo-riches », et de la migration sud/nord. Riches en deçà des Pyrénées, pauvres au-delà.
Après cette brève excursion, tentons donc de définir la pauvreté. Cette dernière consisterait dans “l’insuffisance des ressources matérielles et des conditions de vie, empêchant des êtres humains de vivre dignement, et les condamnant aux dures difficultés de la survie au jour le jour”. Étudiée largement par les économistes, la pauvreté est devenue, depuis 1990, le sujet de prédilection de deux grandes organisations internationales : la Banque Mondiale et le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Si la première centre davantage ses réflexions sur l’aspect économique de la question, à savoir le revenu nécessaire aux dépenses d’un individu ou d’une famille, les deux institutions admettent que l’essentiel consiste dans la possibilité de se procurer les moyens de base nécessaires à une vie humaine décente: nourriture, logement, eau, électricité. etc. Par ailleurs, le grand économiste et prix Nobel, Amartya Sen, d’origine indienne, a attiré l’attention, grâce à ses travaux, sur d’autres besoins de base non matériels liés à l’éducation, la santé, la longévité, et même les loisirs. Il a ainsi mis l’accent sur la « pauvreté humaine » laquelle se traduit par l’exclusion sociale et l’incapacité d’influencer sa trajectoire de vie d’où la « souffrance sociale ». Ces éléments apparaissent désormais dans l’Indice de Développement Humain (IDH) utilisé par les Nations Unies pour classer régulièrement les pays du globe en fonction de leur niveau de développement..
Il existe par ailleurs des degrés de pauvreté définis à travers le « seuil de pauvreté ». Ce dernier désigne le niveau minimal de revenu par jour, permettant de satisfaire les besoins de base d’un être humain. En deçà de ce seuil, un individu est considéré comme pauvre. Autrefois estimé à US$1 par jour, il a été revu à la hausse, par la Banque Mondiale à US$1,90. Cette pauvreté est souvent distinguée de l’extrême pauvreté appelée encore précarité ou misère dont le seuil est de US$1,25.
A côté de cette approche absolue, existe l’approche relative, privilégiée par le PNUD. Selon cette structure des Nations Unies, la pauvreté est définie en fonction de la richesse collective. Vous êtes pauvre si vos moyens sont trop modestes comparativement à ceux de vos compatriotes. Cette dernière vision repose sur l’équité et la justice sociale. La pauvreté varierait donc suivant les communautés, les nations. L’approche relative considère essentiellement la pauvreté comme la résultante des inégalités sociales et d’une mauvaise répartition des richesses. L’on peut aujourd’hui, se poser la question hautement pertinente à savoir si, en raison de l’Histoire, de l’esclavage, de la colonisation -mais aussi, avouons-le,- de la mauvaise gouvernance interne qui s’ensuivit, la pauvreté n’est pas devenue le lot “normal” des pays du sud et la situation de richesse, celui des pays du nord. Autrement dit, les pays qualifiés euphémiquement « en voie de développement » ne peuvent accéder, dans le meilleur des cas, qu’à la “pauvreté du nécessaire”, s’ils veulent maintenir un certain degré d’équité et de justice sociale. La richesse se nourrissant de la pauvreté, l’inverse devrait se produire également. Quant on parle de pauvreté, il convient donc de préciser si l’on fait allusion à la “pauvreté-misère”, abjecte, déshumanisante qui est le lot quotidien des pays sous-développés (je souligne), ou si l’on fait allusion à cette carence des moyens “acceptable” dans le sud , mais qui fait pousser les hauts cris dans le nord.
Le géographe Haitien Georges Anglade, aujourd’hui décédé, dans un discours-texte intitulé « Ochan pou malere », traduit en français par « Éloge de la pauvreté » et paru en 1983, établissait déjà une nette distinction entre la pauvreté et la misère. Il soutenait que, dans les pays du sud où l’extrême précarité est omniprésente, les autorités devraient, de manière réaliste, viser dans un premier temps, le stade intermédiaire de pauvreté au lieu de chercher d’emblée la richesse. Il s’agirait de ne pas placer d’emblée, la barre trop haut, de diminuer l’écart entre l’idéal et la réalité, donc de sortir de l’utopie en privilégiant la stratégie des pas progressifs. “Si la misère persiste et se colle toujours à nous, dit-il, c’est que nous n’avons pas choisi de partir de la pauvreté, mais des méthodes de travail et des modes de penser de la richesse”. Il utilisait l’expression “désenveloppement” en lieu et place de celui de développement pour désigner “l’accès de tous à la pauvreté du nécessaire pour construire la richesse nationale collective”.
La pauvreté est un phénomène multidimensionnel, à la fois, économique, sociologique, politique, anthropologique et sanitaire. Elle est mesurée scientifiquement, avec régularité, par les institutions internationales qui classent les différents pays de la planète en fonction de leur niveau de développement. Partant de cette évaluation, elles élaborent, pour la combattre, les fameux Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) qui sont devenus des Objectifs de Développement Durable ou ODD lesquels n’ont jamais été vraiment atteints et ne le seront probablement jamais, par manque de réalisme. A force d’étudier la pauvreté et de la théoriser, on a oublié le pauvre. On a fait de ce dernier un objet de laboratoire, un sujet d’étude technique, une théorie, un concept avec des indicateurs, des mesures, oubliant sa souffrance et sa réalité concrète d’être humain. Sans l’équité, la redistribution des richesses, le partage, la solidarité et l’humanisme, le nombre des « malades atteints de pauvreté » s’accroitra de jour en jour. La santé publique, la politique, l’économie devraient être des sciences ou domaines éthiques. Ceci présuppose une réforme en profondeur de l’éducation au sens large…
Dr Erold Joseph