Par Dr Erold JOSEPH
Aux milliers de petits Gabo qui souffrent et décèdent aujourd’hui en raison de l’égoïsme bicentenaire de nos hommes politiques. Cet article signé Dr Erold Joseph entre dans le cadre de toute une série de réflexions profondes que la rédaction du Réseau haïtien de journalistes en santé (RHJS) publie pour donner de la matière à réflexion à ses lecteurs.
Le Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle a le regret de vous annoncer le décès du petit Gabo, 14 ans, enfant de 9ème année fondamentale de l’école « Santé Zéro ». Il est mort d’une diarrhée profuse ayant duré trois jours. La mort est survenue en cours de route, alors que ses parents tentaient de l’acheminer au centre de santé le plus proche, situé à un ou deux kilomètres à pied de son domicile. Gabo vivait dans l’une de ces provinces reculées d’Haïti. Le diagnostic post-mortem établi par un médecin de la région : choléra.
Pourquoi Gabo est-il mort?
Gabo est mort, suite à une diarrhée causée par un microbe appelé vibrio cholerae qui est à l’origine du choléra. Ce microbe a été isolé au microscope et en très grand nombre dans ses selles, ses intestins et ses vomissements après la mort.
Découverte en 1854 par Filippo Pacini et redécouvert en 1883 par Robert Koch, la bactérie en question produit dans l’intestin, une toxine (un poison), le choléragène, lequel entraine des vomissements et une diarrhée profuse dite « eau de riz ». Ceci est suivi d’une déshydratation mortelle en quelques jours, voire quelques heures.
Gabo est donc bel et bien mort de choléra. Le nom de l’assassin: vibrio cholérae. La pensée biomédicale généralement s’arrête là, une fois l’agent causal trouvé.
ET SI ON ALLAIT PLUS LOIN…
Comment Gabo a-t-il contracté un tel microbe?
Il a probablement ingéré soit à l’école, soit dans la communauté où il vit, de l’eau ou des aliments contaminés.
Mais, pourquoi ou comment a-t-il ingéré de l’eau ou des mets contaminés?
Le vibrio cholerae vit généralement dans l’eau ou les aliments souillés par les matières fécales. Il peut s’attraper en buvant de l’eau impure ou en mangeant des mets souillés. Certains individus infectés ne développent pas la maladie, contre laquelle ils ont développé une certaine résistance. On les appelle des « porteurs sains ». Ils peuvent néanmoins transmettre le germe en touchant leur propre nourriture ou celle des autres. Mouches et rongeurs s’en chargent aussi, allègrement. D’autres maladies oro-fécales, comme la typhoïde, les parasitoses, l’hépatite A, peuvent se contracter de façon similaire.
À l’école « Santé Zéro », il n’y a pas d’eau pour la boisson. Parfois, les enfants, quand ils disposent d’un peu d’argent, achètent des sachets d’eau en plastique. Mais, fort souvent, ils consomment l’eau non traitée d’un réservoir utilisé également pour se laver les mains après avoir fait leurs besoins. Par ailleurs, l’école, mixte, ne dispose que de deux latrines sales, mal entretenues, sans spécificité de sexe, pour les mille enfants accueillis. Ces derniers utilisent plusieurs coins de la cour comme poubelle et, pour uriner ou déféquer. Il existe bien une toilette moderne fermée à clé. Elle est réservée au directeur, au personnel administratif, à certains enseignants et aux autorités qui visitent l’établissement.
Autre facteur de contamination : on n’a jamais inculqué à Gabo et à ses petits camarades les règles d’hygiène, notamment la nécessité de boire de l’eau traitée ainsi que l’habitude de se savonner les mains après défécation ou avant repas. La situation est similaire à la maison et dans le quartier où il réside. Donc, si le vibrio cholerae est directement responsable de la mort de Gabo, d’autres facteurs liés à l’environnement scolaire et résidentiel comme le manque d’eau, l’absence de toilettes ou de latrines, la mauvaise gestion des déchets solides ou liquides se trouvent à la racine de la propagation de ces maladies dites orofécales. Par ailleurs, l’absence d’éducation à la santé visant l’adoption d’habitudes et de comportements sains comme le lavage des mains au savon ou le traitement chloré de l’eau dédiée à la boisson, représente un autre facteur tout aussi important.
Pourquoi n’y a-t-il pas d’eau, pas de toilettes (ou latrines) propres et en nombre suffisant, à l’école et dans la communauté de Gabo? Pourquoi n’y fait-on pas d’éducation à la santé?
Il y a, à cela, de nombreuses raisons.
La toute première, c’est que la question de l’eau, des infrastructures sanitaires (toilettes, points de lavage des mains), de l’éducation à la santé en général, a longtemps été très négligée par le secteur éducatif qui ne se soucie que des salles de classe, des bancs, des pupitres, des tableaux, des livres etc. Seule l’instruction, au sens strict, l’intéresse. Les relations étroites existant entre l’éducation vue de manière holistique d’une part, la santé et le bien-être d’autre part, ne sont pas réellement perçues.
La deuxième raison, c’est la faiblesse d’un État très pauvre qui s’avère incapable d’imposer des normes de construction pour les bâtiments en général, les bâtiments scolaires en particulier. Tout affairiste économique ou politique peut ainsi ouvrir une institution scolaire ou universitaire, sans respecter aucune norme, et obtenir ensuite une autorisation de fonctionnement ce, malgré les nombreux efforts accomplis depuis un certain temps pour tenter de régulariser le système.
La troisième raison, c’est l’incapacité chronique d’assurer l’entretien des commodités sanitaires lesquelles se détériorent en un clin d’œil après leur construction ou leur reconstruction. Tout, en Haïti, est réalisé définitivement, une fois pour toutes. Il s’agit davantage d’inaugurer, de montrer qu’on a fait, de paraitre, souvent de jeter de la poudre aux yeux. Les mots « suivi », « continuité », « entretien », « bonification », n’ont pas encore obtenu jusqu’à date, la nationalité haïtienne. Tout cela est dû, certes, au manque cruel de moyens financiers, inhérent à tout État pauvre, mais aussi et surtout à la non-gouvernance, au gaspillage, à la corruption, la violence atavique et à la politisation outrancière de la vie nationale supportée et encouragée par la presse. Tout ceci, sur fond d’anarchie, de faim, de misère, de « syndicalisme politique », de sempiternelles réclamations intempestives d’arriérés de salaire, justifiées ou non. Dans ces conditions, les responsables successifs, constamment occupés à éteindre les foyers d’incendie allumés par les « pyromanes politiques », ne peuvent se concentrer sur les questions essentielles. Et la chaine continue, de génération en génération.. Par ailleurs, l’administration d’une école ou d’un département géographique est souvent laissée à la charge de n’importe quel quidam dépourvu de toute compétence ou expérience en la matière, mais doté d’une solide accointance politique.
La quatrième raison se rapporte à la gestion des déchets solides et liquides. Que faire de ces derniers, une fois qu’ils s’accumulent? L’insalubrité nationale demeure et demeurera un véritable casse-tête national tant qu’on n’aura pas commencé à résoudre les problèmes de fond, à savoir la surpopulation, la bidonvilisation, la fécondité exagérée.
Il existe aussi des aspects psychologiques et sociologiques très forts, liés à la question.
Le rapport de l’Haïtien avec les excrétas et plus particulièrement les matières fécales, est problématique. Pour lui, tous les déchets s’éliminent automatiquement. La rivière, la mer, la terre, les animaux, en un mot, Mère Nature, s’en chargent. Une toilette ou une latrine est un endroit puant où l’on fait rapidement ses besoins en se bouchant le nez et d’où l’on s’empresse de sortir. Elle se nettoie et s’entretient sans aucune intervention extérieure. Le faire soi-même est hautement dégradant, d’où le mépris et la moquerie témoignés à nos ménagères, et plus particulièrement à nos vidangeurs de latrines et de fosses d’aisance dénommés « bayakou ».
Pourquoi Gabo n’a-t-il pu être soigné et guéri à temps ?
Gabo n’a pas pu recevoir les soins que nécessite son état, à cause de la grande distance qui sépare son domicile du centre de santé le plus proche. D’où la nécessité de construire ces derniers à proximité de la population et en fonction de la répartition et de la densité de cette dernière. (Aire de desserte). La carte sanitaire est, en quelque sorte, l’équivalent de la carte scolaire.
Pourtant, la prise en charge d’un tel cas s’avère très simple. Il aurait suffi d’administrer rapidement, à Gabo, par voie intraveineuse et à flot, en raison de sa déshydratation sévère, quelques litres de soluté (sérum), geste qui aurait pu facilement être posé par une simple auxiliaire médicale. Le soluté en question contient tous les électrolytes perdus par les selles et qui ont occasionné le décès.
Toutefois, lors même que l’écolier et ses proches eussent pu parvenir au centre, il y a de fortes chances que ce dernier ne disposât pas de « sérum » ou de seringue et qu’on dût lui en prescrire. C’est le cas de la majorité de nos structures de soin (y compris les plus grands hôpitaux universitaires, comme l’HUEH) lesquelles sont totalement dépourvues de médicaments, de matériels élémentaires de diagnostic et de soin. De jolies boites vides! Autre possibilité fort courante: les parents n’ont pas les moyens financiers d’exécuter la prescription médicale, même minimale. Ou encore : le médecin (ou l’infirmière), chargé de rédiger cette dernière, est absent. Troisième éventualité : il n’y a pas de pharmacie dans la région.
L’arrivée de Gabo à un centre de santé ne garantit donc nullement sa prise en charge, même à 50%. Les causes principales : problème de gestion en général, de gestion du personnel, des médicaments et du matériel technique médical. La liste serait longue..
Si le vibrio cholerae est le responsable direct du décès de Gabo, une pluralité de facteurs y ont considérablement contribué. L’écolier est donc mort parce que nous, Haïtiens n’avons pu créer, depuis plus de deux siècles, dans l’environnement scolaire et communautaire, les conditions de base nécessaires à une vie humaine décente. Obnubilés par la politique politicienne, nous n’avons pas pu favoriser par l’éducation, l’adoption de comportements sains. Nous n’avons pas su mettre en place un système de soins efficient, au profit des plus démunis. La mauvaise gouvernance, l’incompétence, la pauvreté, les inégalités sociales, la violence, la corruption, l’anarchie, la gangstérisation, le tribalisme, la jalousie, la haine sociale, la division constituent des facteurs adjuvants particulièrement puissants à la détérioration de la vie nationale. Gabo et des milliers d’autres petits Gabo en pâtissent et continueront d’en pâtir régulièrement.
Pour répéter un ami : « Nous n’avons pas fait marche arrière ; nous avons fait demi-tour pour revenir en arrière. »
Dr Erold Joseph